Sommes-nous devenus des soldats malgré nous ? C’est la thèse que soutient la politologue Asma Mhalla dans son livre Technopolitique, paru cette année au Seuil. Selon la chercheuse, nos cerveaux sont devenus le champ de bataille des Big Tech, ces géants du numérique dont les ambitions géopolitiques inquiètent. Jusqu’à mettre en péril notre démocratie ? Entretien.
Propos recueillis par Apolline Guillot.
Vous entendez replacer les Big Tech dans le champ de la géopolitique en analysant leur projet de « technologie totale ». Qu’entendez-vous par là ?
Asma Mhalla : La technologie totale est l’idée que la technologie porte un projet politique et idéologique par sa volonté de puissance et de contrôle hors limite. Impossible d’en attraper les ramifications par un seul bout, à travers un seul prisme d’analyse. Il faut considérer à la fois l’intelligence artificielle (IA) à usage civil et militaire, la technosurveillance des populations, la transformation des espaces publics et de la liberté d’expression…
Les Big Tech, les géants technologiques hybrides et inclassifiables que sont Meta, la galaxie Elon Musk, Microsoft, Apple ou encore OpenAI, sont un condensé de tout ce qu’on va devoir gérer et traiter demain. Sauf qu’aujourd’hui, les seuls acteurs qui ne sont pas au tapis… ce sont précisément eux ! Eux, ils ne sont pas dépassés par ce qui est en train de se passer, parce qu’ils sont en train de le concevoir. Sam Altman parle, par exemple, de système postcapitaliste, de revenu universel…
Pourquoi est-il si difficile d’aborder ces sujets avec la hauteur de vue nécessaire ?
Parce que les médias sont pleins de faux clivages entre « pour » et « contre ». Pour ou contre Elon Musk, l’IA, les réseaux sociaux ? Mais cela n’a strictement aucun sens. Le choix binaire est une manipulation en soi ! Depuis des années, on formule le problème exactement de la même manière sur les questions de technosurveillance : veut-on de la sécurité ou de la liberté ? Cela nous empêche de chercher la nuance, de prendre du recul, de se demander si c’est vraiment la bonne question.
Un autre piège, c’est celui de la boule de cristal : on veut savoir ce que l’IA va faire à nos emplois. Certains nous arnaquent en disant que dans vingt ans l’IA aura remplacé l’humain : la vérité, c’est qu’on n’en sait rien. Ce que je sais, c’est que l’IA et le système qui l’a produite – la Big Tech – sont des questions qui vont cristalliser la recomposition mondiale, la question démocratique, la question de la fabrication du lien, du récit commun, de la société, etc.
“Ce qui fait des acteurs de la Big Tech des entités totales et inédites, c’est que leurs technologies encapsulent tout”
Mais ces évolutions technologiques et les méfiances qui s’y attachent ne sont pas nouvelles…
Foucault et avant lui, Heidegger, avaient déjà compris que la question de la technique nervure la réflexion politique, philosophique et existentielle, dès l’instant où on a commencé à trouver des moyens de dépénibiliser le travail en maîtrisant notre environnement. Mais le système des Big Tech dépasse tout ce que la philosophie de la technique du XXe siècle pouvait imaginer. Ils ont les outils de l’enfermement, du contrôle total. Michel Foucault mettait en lien savoir et pouvoir ; aujourd’hui, on assiste à l’émergence d’un hypersavoir. Tout est mis en données – de la guerre au Proche Orient à mon petit déjeuner – et cette donnée devient de l’information.
Ce qui fait des acteurs de la Big Tech des entités totales et inédites, c’est que leurs technologies encapsulent tout. Exemple : avec X Corp., Neuralink, Starlink, Musk a quadrillé le ciel, la terre, les cerveaux… Notre faiblesse collective est de toujours vouloir traiter les sujets en silo ! Si on n’est pas capable de voir ce système à l’œuvre, on passe à côté de tout. Et ce système ne frappe pas à l’aveuglette : il obéit à une idéologie précise, un imaginaire de science-fiction qu’on connaît par cœur, couplé à un hybris gigantesque.
“Musk comme Sam Altman ont un rapport au risque très rare : ils jouent tout en permanence”
Il ne faut donc pas trop vite voir dans Elon Musk ou Sam Altman, le PDG d’OpenAI, des clowns ou des rêveurs mégalos ?
C’est trop facile de traiter ces gens comme des originaux. Quand on ne prend pas au sérieux une chose, cette dernière finit par nous avaler ! Elon Musk n’a rien d’un clown, quoi qu’on en dise : par les entreprises ultrastratégiques qu’il gère, il a de facto une position géostratégique. Il faut se rendre à l’évidence : ces acteurs murmurent à l’oreille de Washington, ils ont des think tanks qui produisent des notes sur la Chine, la culture woke, l’isolationnisme, le financement des candidats de l’alt-right par exemple. Musk comme Sam Altman ont un rapport au risque très rare : ils jouent tout en permanence. Ils ont une forme de génie qui, s’il n’est pas canalisé, peut être destructeur pour nous.
Destructeur, en quel sens ?
Le problème des Big Tech, c’est qu’ils œuvrent à une privatisation du futur et des savoirs. Ici, je ne parle pas simplement de privatiser des technologies ou des ressources – tout ceci n’est qu’un prétexte, un outil, un véhicule pour quelque chose de plus grand. Neuralink est un bon exemple. On le présente un peu rapidement dans les médias comme une espèce de révolution totale. Sans dire qu’aujourd’hui, dans la recherche publique, à Grenoble, on fait déjà ça ! Les expérimentations thérapeutiques sur Parkinson, sur les tétraplégiques, sont déjà en cours dans des labos de recherche. La différence, c’est que d’un coup, comme c’est privé, on a un abaissement du coût, un horizon de rentabilité. Et la privatisation veut dire que ce qui est thérapeutique ou ludique aujourd’hui peut devenir une arme de guerre demain.
“Aujourd’hui, le cerveau est l’ultime champ de bataille”
Une arme de guerre ? On assiste donc à une militarisation systématique de la tech ?
Ces technologies sont à la fois civiles et militaires. TikTok permet de partager des danses, mais peut être en même temps un outil de cyberespionnage et d’ingérence… tout comme Twitter [aujourd’hui X], tout comme Meta, etc. Idem pour les implants comme Neuralink : c’est très bien pour traiter les maladies dégénératives comme Parkinson ou Alzheimer, mais ça ouvre la porte à des vulnérabilités monumentales – demain, on pourra hacker un cerveau puce pour lui faire faire n’importe quoi. Aujourd’hui, le cerveau est l’ultime champ de bataille !
La « guerre cognitive » existait déjà dans le champ simplement militaire d’armée à armée. Mais là, tout d’un coup, chaque citoyen peut devenir un soldat – nous sommes un cheval de Troie. Ces acteurs bifaces que sont les Big Tech créent les conditions de l’implosion des démocraties, car il s’agit d’entités « prépolitiques ».
Prépolitiques, c’est-à-dire ?
Pourquoi Elon Musk est-il reçu comme une rockstar par les chefs d’État ? Parce que nous vivons tous dans un vide idéologique qu’il remplit ! Ces géants sont des acteurs de premier plan dans l’installation des conditions de la paix ou de la guerre. Entre autres, par le rôle qu’ils jouent dans l’hyperpersonnalisation de masse de nos sociétés, qui rend ces dernières plus brutales que jamais.
“Nous ne sommes pas prêts aux déstabilisations politiques que vont générer les assistants personnels qui fonctionnent sur de l’IA”
En quoi consiste cette hyperpersonnalisation de masse ?
Au siècle dernier, Hannah Arendt analysait nos sociétés de masse – production, consommation, éducation, médias de masse. Il faut ajouter à ce diagnostic, qui est toujours vrai, l’apparition d’outils technologiques inédits, porteurs d’idéologies qui nous atomisent. On est entrés dans une ère de l’hyperpersonnalisation de masse – le microciblage publicitaire des réseaux sociaux atomise en même temps le lien social et le réel. Il n’y a plus d’uniformisation du savoir donc du récit commun, de ce qui fait du lien, des valeurs communes, des représentations communes, des imaginaires communs. D’ailleurs, Sam Altman lui-même l’a pointé il y a quelques semaines lors du Forum économique mondial de Davos : nous ne sommes pas prêts aux déstabilisations politiques que vont générer les assistants personnels qui fonctionnent sur de l’IA. Or, comme Arendt le voyait déjà, une masse atomisée est le chemin vers le totalitarisme. Elle est rendue incapable de faire société. Plus personne ne se demande pourquoi on est encore là, ensemble ! La question du désir de ce qu’on veut construire, on ne la traite jamais.
Dans le début de votre livre, vous citez cette formule de Romain Gary : « Le monde meurt de l’envie de naître. » Comment faire advenir un XXIe siècle qui résiste à cette atomisation ?
Déjà, en se rappelant que ce monde qui a envie de naître n’existe pas encore – c’est à nous de le définir et de le construire. Je reviens à la question du désir : est-ce qu’on se supporte encore assez pour avoir envie de faire des choses ensemble ? Trop souvent, on a l’impression qu’on va se prendre des raz-de-marée en pleine face et que tout ce qu’on peut faire, c’est de les regarder la bouche ouverte. Mais on est responsable de ça ! En Europe, les citoyens sont dépolitisés, démobilisés : on a un problème d’empowerment individuel, collectif. Tout ce qui se passe n’a rien d’un deus ex machina ! Le XXIe siècle, c’est ceux qui décideront qui le feront naître.
“Que seront les Européens dans 50 ans, à part des consommateurs ?”
Pourquoi en Europe particulièrement ?
On a construit l’Europe et les traités européens sur l’idée du commerce comme force pacificatrice, et ce faisant, on a complètement sous-évalué la dimension politique et géopolitique. En 1989, on a cru à la « fin de l’histoire ». Pendant ce temps, les autres puissances mondiales ou régionales travaillaient à créer des interdépendances qu’elles pourraient utiliser à des fins militaires. On assiste à une conflictualisation, une brutalisation des rapports internationaux par le biais de l’économie, du droit, de la tech… La politique n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens.
Pour l’instant, l’Europe est une force normative défensive. Mais ça ne suffit pas ! Sur la question industrielle, on est encore faibles, on manque de vision – il va falloir qu’on choisisse nos filières et nos niches. Le jour où on a un besoin, il faut qu’on ait quelque chose à mettre sur la table pour être pris au sérieux. Que seront les Européens dans 50 ans, à part des consommateurs ?
Que faire pour ne pas rester spectateurs de la géopolitique des Big Tech ?
Déjà, il faut arrêter de se demander si les Big Tech sont gentils ou méchants : dans les deux cas, ils sont. Les Big Tech sont les infrastructures socles de notre civilisation, ils détiennent cette puissance-là. Il faut plutôt se demander comment ouvrir la boîte noire de leur gouvernance. Et est-ce qu’on a envie de faire partie de la décision ou pas ? Pour le XXIe siècle, il y a plusieurs chemins possibles : soit la guerre de tous contre tous – et c’est le retour de Hobbes. Soit on reconstruit une société politique capable de désirer autre chose que ce qu’on lui sert à manger.