Chère lectrice, cher lecteur,

« J’aime le capitalisme. [Mais] si l’IAG [intelligence artificielle générale] se concrétise vraiment, je peux imaginer toutes les façons dont elle pourrait briser le capitalisme. » Ce rêve qu’il confessait au magazine Forbes en 2023, Sam Altman tente peut-être aujourd’hui de le réaliser. La semaine dernière, il annonçait qu’il allait restructurer la production mondiale de puces électroniques, et qu’il aurait pour cela besoin de beaucoup, beaucoup d’argent – 5 000 à 7 000 milliards de dollars pour être précise, soit 7 % du PIB mondial de l’année 2023. Son projet : coordonner à l’échelle mondiale tous les acteurs du secteur afin qu’ils travaillent ensemble à produire plus de puces et en concevoir de nouvelles – c’est déjà ce que fait sa start-up Rain AI, qui développe des processeurs censés imiter le cerveau humain. Et on le comprend : tous les systèmes d’intelligence artificielle (IA) reposent sur l’abondance et la qualité de ces quelques nanomètres de silicium, recouverts de transistors – ces petits « interrupteurs » qui, en s’allumant ou s’éteignant, produisent les suites de 0 et de 1 à la base de toute l’informatique.

Il faut comprendre que les systèmes d’IA, par leurs dépenses énergétiques et le prix des puces, présentent des coûts de développement astronomiques. Les puces de Nvidia, les plus performantes du marché, se vendent ainsi de 30 000 à 40 000 dollars pièce – et il en faut des millions pour construire un système d’IA décent ! D’autant plus que cette dépendance économique est teintée de géopolitique : l’industrie mondiale des puces est actuellement dominée par des acteurs comme la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), qui fabrique les puces graphiques de tous les grands acteurs mondiaux, tels Intel ou Nvidia. S’est mise en place depuis une dizaine d’années une véritable « guerre des puces », comme l’appelle l’historien de l’économie Chris Miller, auteur de Chip War (2022).

Bref, le « marché aux puces » mondial est en train de devenir une jungle sans merci, où acteurs étatiques, industriels et financiers se tirent dans les pattes. Pressentant une croissance éclair, les investisseurs sont prêts à s’engager sans frein dans les entreprises qui touchent de près ou de loin à la conception et à la production de ces puces.

Face à cette compétition effrénée, la solution de Sam Altman peut être interprétée de deux manières. L’une, classique, consiste à dire que le jeune Californien entre dans la mêlée dans l’intention de bâtir un monopole inébranlable. Agissant en véritable diplomate du silicium, il démarche tant les Émirats arabes unis ou SoftBank que TSMC pour réunir les fonds qui lui permettront de réaliser une intégration radicale de sa chaîne de valeur. En amont, bien conscient des défis énergétiques qui guettent une telle entreprise de production, Altman investit massivement dans la fusion nucléaire. Dans le monde qu’il construit, nul concurrent, nulle pénurie.

 

“C’est la compétition, pas le monde des affaires, qui est comparable à la guerre : réputée nécessaire, prétendue valeureuse, mais en fin de compte destructrice”

—Peter Thiel

 

Et si cette hyperconcentration cachait une défiance générale face à la notion même de libre-marché ? On retrouve ici notre deuxième interprétation du personnage – qui entendrait « briser » le capitalisme de marché tel qu’il existe, car il serait, par essence, sous-optimal. Une posture qui rappelle celle de Peter Thiel, cofondateur de PayPal et gourou de la Silicon Valley en son temps. Ce dernier soulignait ainsi dans son livre-manifeste De zéro à un (JC Lattès, 2016) à quel point la libre concurrence des acteurs était, paradoxalement, une limitation de la liberté par une des instances de contrôle que sont le FMI, l’OMC ou les États souverain. « En réalité, c’est la compétition, pas le monde des affaires, qui est comparable à la guerre : réputée nécessaire, prétendue valeureuse, mais en fin de compte destructrice. »

Ce retournement du capitalisme contre lui-même n’est pas sans rappeler ce que l’économiste Cédric Durand appelle le « techno-féodalisme » dans son livre du même nom (La Découverte, 2020). Si le capitalisme classique repose sur la concurrence qui, en théorie, pousse à l’investissement en vue de produire des biens ou services, le capitalisme ­techno-féodal tel que l’incarnent les entrepreneurs de la Silicon Valley fonctionne sur des logiques de rentes non concurrentielles. Google, Meta, Amazon et compagnie investissent massivement pour bâtir des infrastructures informationnelles permettant d’organiser l’offre et la demande – notamment par l’analyse de données et l’anticipation des comportements. Exemples : Google a créé Android qui lui fournit les données de tous les smartphones, et Elon Musk essaie de faire de même avec Starlink, son réseau satellitaire. Comme les seigneurs du Moyen Âge qui tiraient leur domination de liens avec leurs serfs, les acteurs de la tech cherchent à monopoliser non pas les moyens de production, mais les moyens de coordination, afin de prélever une rente sur l’activité d’autrui.

Sauf que le cas Altman est un peu différent : si Google, Meta et les autres basaient leur rente sur des actifs intangibles (des données, des algorithmes), OpenAI anticipe et coordonne l’accès aux ressources tangibles (énergie, puces), pour assurer le développement de l’intelligence artificielle. Éviter la guerre… en faisant un putsch préventif, en somme.

 

 

Avez-vous déjà entendu parler du blitzscaling ? C’est la stratégie qu’adoptent de nombreuses start-up visant un développement éclair grâce à des levées de fonds considérables. On vous explique.

Toujours dans le monde de la tech, on vous propose cette semaine un zoom sur la détox de dopamine. Cette nouvelle tendance de la Silicon Valley consiste à se priver de tout ce qui peut vous procurer du plaisir… afin de gagner en productivité. Analyse.

Par ailleurs, il ne vous aura pas échappé que cette newsletter vous est envoyée le soir de la Saint-Valentin… pour l’occasion, on vous propose un entretien avec la thérapeute de couples Héloïse Galili, sur le sujet des couples qui bossent ensemble.

Et enfin, si vous trouvez dix minutes pour vous concentrer, on vous invite à effectuer notre parcours interactif sur l’attention ! Comment être plus attentif aux autres ? On vous guide.

 

Bonne lecture !

Apolline Guillot

Photo © Google Deepmind / Unsplash
14/02/2024 (Mis à jour le 22/02/2024)