Chère lectrice, cher lecteur,
Après l’escape game, le match d’impro ou le cours de cuisine, devinerez-vous quelle est la tendance automne-hiver des organisateurs de team building ? Le haka. What a time to be alive ! Pour ceux qui n’auraient jamais regardé un match de rugby des All Blacks, le haka est une danse chantée, originellement pratiquée par les Maoris et reprise depuis 1905 par l’équipe néozélandaise. Les hommes, tatoués, enchaînent pas de danse et contorsions du visage tout en scandant un poème ou un récit propre à leur tribu. Dans sa version corporate, imaginez un groupe de cadres sup’ se frapper les cuisses énergiquement en tirant la langue… Saugrenu ? Pas tant que ça.
S’il n’était pas né en Polynésie il y a des siècles, le haka aurait sans doute été inventé par des DRH. Coordination, synchronisation, poésie scandée, esprit de corps… il a tout pour plaire, et se révèle d’ailleurs un « excellent fédérateur » selon le Néozélandais Brad Edwards, fondateur de l’entreprise qui propose ces ateliers, Kiwi Animations. À ceux ou celles qui crient à l’appropriation culturelle, pas de panique : chaque atelier comporte un moment de récit rapportant les origines et la signification de la danse rituelle. Ce n’est qu’après que commence le vrai travail d’équipe : composer son chant, sa chorégraphie, ses grimaces, se maquiller… et faire son haka « homemade » devant ses collègues.
Aux plus sceptiques qui confondraient le haka avec une vulgaire danse, rappelons que « haka » signifie à la fois « danser » et « faire » : il ne s’agit pas d’un divertissement mais bien d’un mode d’action. Dans la culture maorie, le haka peut prendre place avant un conflit, mais aussi pour accueillir des tribus voisines ou lors de célébrations collectives. Il s’agit d’un rituel auquel l’identité d’un groupe est rattachée.
Malgré tout, je crains que les cerveaux de Kiwi Animations ne vendent une cohésion en toc. Le problème ne vient pas tant de la danse en elle-même, mais d’un malentendu monumental sur sa fonction. Le haka n’a pas vocation à doper l’engagement de ses membres : il s’inscrit dans une longue tradition mythologique, ou a minima dans un cadre historique et social très précis. Les membres de la tribu s’y reconnaissent parce qu’ils l’ont vu effectué par leur famille, leurs prédécesseurs, et qu’eux-mêmes l’ont répété maintes fois.
Tout le contraire, donc, des hakas d’entreprise ! Car le propre de ces ateliers « inspirants » ou « créatifs », c’est d’être présentés comme des parenthèses en rupture avec le quotidien – qui, lui, est de plus en plus atomisé, télétravaillé, pressurisé. Vous êtes censé apprendre à connaître votre voisin de bureau puis reprendre le cours de vos vies avec quelques private jokes et moments gênants gravés au fond de la rétine. Or, sans l’épaisseur que lui confère la répétition, le haka est juste… un flashmob.
“À travers le haka, c’est le mana d’une société entière qui s’expose aux yeux de tous”
En réalité, la force du haka réside dans le mana qu’il incarne. Ici, le mana, c’est cette qualité reçue d’en haut (des dieux, des ancêtres) et qui permet la victoire (à la guerre, à la chasse, à la pêche). Mais c’est également plus que ça : ce mot, qu’on retrouve dans la plupart des langues polynésiennes, est difficile à cerner tant il est polysémique. En 1904, dans leur Esquisse d’une théorie générale de la magie, Marcel Mauss et Henri Hubert essaient de le définir ainsi : « Le mana, écrivent-ils, n’est pas simplement une force, un être, c’est encore une action, une qualité et un état. En d’autres termes, le mot est à la fois un substantif, un adjectif, un verbe. […] Il réalise cette confusion de l’agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamentale en magie. » Le mana est à la fois une incantation magique, un qualificatif qui désigne ce qui est puissant et extraordinaire, et un nom qui désigne la force qui fait tenir les choses, leur donne une consistance. Le mana est donc « à la fois surnaturel et naturel, puisqu’il est répandu dans tout le monde sensible, auquel il est hétérogène et pourtant immanent ». Plutôt que de signifier le religieux ou le sacré, le mana est ainsi une forme d’expression de la vie sociale elle-même, dans la multiplicité de ses dimensions. Par là, Mauss et Hubert montrent que la magie engage des « représentations collectives » et des croyances sociales structurantes – et pas des rites obscurs ou purement individuels. À travers le haka, c’est le mana d’une société entière qui s’expose aux yeux de tous.
Ce n’est peut-être pas un hasard si certaines entreprises s’en remettent au haka. En ces temps de permacrise anxiogène et de questionnements sur le sens du travail, comment ne pas y voir une tentative maladroite de chercher leur salut dans la magie? C’est toutefois oublier que ce n’est pas le haka qui crée le mana, mais l’inverse. Et cette magie-là, qui fait le cœur de l’attachement au travail, se construit par des rituels certes moins spectaculaires, mais tout aussi importants : les rires nerveux avant une deadline, les déjeuners animés, les petites manies que nous ont transmises les anciens de la boîte, les moments de concentration partagée, les superstitions maison… Bref : pas de mana, pas de haka.
Manager, ex ou discours : aujourd’hui, tout est « toxique ». Comment définir le toxique ? Comment atteint-il le monde du travail ? La psychanalyste Clotilde Leguil nous répond. Toxique, votre collègue sur les rotules l’est peut-être aussi : une étude démontre en effet que le stress est contagieux… ce qui n’aurait pas étonné Gilles Deleuze. Cela dit, si ledit collègue stressé est HPI, TDAH ou hypersensible, vous devrez peut-être vous montrer plus compréhensif. Ces étiquettes sont devenues si répandues qu’on en vient à se demander ce qu’elles disent de notre société… et du monde du travail. Faute d’être un zèbre HPI, vous pourrez toujours être un mouton – et il n’y a pas de mal à ça ! Car le conformisme a du bon, nous explique en vidéo le neuroscientifique Albert Moukheiber.
Bonne lecture,
Apolline Guillot