L’ultra-traileuse écossaise Jasmin Paris est la première femme à avoir bouclé les marathons de Barkley, vendredi 22 mars 2024. © Jacob Zocherman

Chère lectrice, cher lecteur,

Vous l’avez sans doute vue en vidéo se traîner laborieusement, couverte de boue, puis s’affaler sur la barre d’arrivée avant de s’écraser au sol comme une crème brûlée. L’ultra-traileuse écossaise Jasmin Paris est la première femme à avoir bouclé, la semaine dernière, les marathons de Barkley. 164 kilomètres, 20 kilomètres de dénivelé positif en 59 heures et 58 minutes : l’arrivée n’était pas glorieuse, mais le défi relevé est un exploit. Vous ne vous sentez pas concerné ? Vous avez tort. Cette femme, ça aurait pu être vous. Mère de deux enfants, elle détient un doctorat et exerce en tant que vétérinaire. Et il ne s’agit pas d’un cas isolé : les défis d’ultra-trail attirent de plus en plus de cadres dirigeants. La marque Salomon a d’ailleurs choisi pour ambassadeur le vidéaste Alexandre Boucheix, dit « Casquette Verte », jeune cadre parisien, fêtard et ancien fumeur ! Mais qu’est-ce qui peut bien pousser toute une génération de cols blancs à s’abîmer les rotules ? 

Il est tentant d’y voir une contamination de la logique de compétition jusque dans le loisir. L’engouement pour le « sport ultra » ressemble à une glamourisation de la performance. Tandis que les martyrs du travail cloîtrés dans leur bureau se ringardisent, la souffrance physique, en contact immédiat avec la nature, revêt des airs de vérité retrouvée. Mais cette déclaration d’amour à la nature peut laisser dubitatif : comment expliquerait-on alors l’Ultra Tunnel, à Bath en Angleterre, qui propose de courir 321 kilomètres dans un tunnel, sous la terre, sans lumière ? Comment croire à la rhétorique du « retour aux sources », quand on connaît l’impact écologique de certaines de ces courses ?

Outre l’évasion extérieure, c’est aussi l’horizon d’une aventure intérieure qui séduit : l’engouement pour l’ultra-trail traduit l’esprit conquérant actuel, que l’on pourrait qualifier d’« impérialisme de soi ». « La survie n’est pas, dans l’aventure contemporaine, une contrainte que l’on est obligé de subir, mais un choix pour se forger », écrit le sociologue Alain Ehrenberg (Le Culte de la performance, 1991). Dans le sport extrême, le jeune cadre s’aventure au-delà de ses frontières mentales, découvre sa puissance augmentée et un champ des possibles infini.

Et, au passage, fait la démonstration de sa propre supériorité ! Au XXe siècle, en se professionnalisant, le sport est devenu un tremplin social efficace, explique Ehrenberg : « la réussite sportive pouvait symboliser une réussite sociale de compensation », prenant le relais d’institutions comme l’école et l’État, qui avaient échoué à tenir la promesse de l’égalité des chances. La concurrence sportive est alors une fiction crédible de la méritocratie.

Aujourd’hui, c’est l’inverse : il n’y a plus que les classes supérieures que le sport amateur distingue vraiment. « Les champions sportifs sont devenus des symboles de l’excellence sociale alors qu’autrefois ils étaient plutôt le signe de l’arriération populaire », écrit encore Ehrenberg. Désormais, la performance sportive couronne l’intellectuel sur le mode du perfectionnement. Le patron bedonnant délaisse son corps ; le footballeur professionnel fait des fautes de français ; l’ultra-traileur amateur, lui, est un symbole d’excellence absolue. Il ne compense nul déficit éducatif ou infériorité corporelle. Corps et esprit, mis sur un pied d’égalité, constituent un nouvel élitisme :  le surhomme d’aujourd’hui est un profil complet et équilibré. 

 

“Ce marché de l’extrême vise la mise en jeu de l’individu […] : il le réduit à une pure capacité, à n’être que lui-même”

—Alain Ehrenberg, sociologue

 

Surtout, la « performance ultra » fait figure de spectacle donnant corps à un « idéal de justice ». Chaussé de ses baskets, transpirant de tout son être mais souriant fièrement, le col blanc révèle aux autres qu’il n’a pas volé sa supériorité. Il récolte les fruits de sa propre volonté et non de son origine sociale. Il réussit dans un domaine où la notion de privilège, en apparence, n’existe pas. Noir ou blanc, riche ou pauvre, cadre ou ouvrier, la course est le lieu par excellence de la méritocratie – contrairement au tennis ou aux sports traditionnellement réservés aux élites, qui supposent des infrastructures, des partenaires de jeu, une connaissance des règles. « Ce marché de l’extrême, reprend Ehrenberg, vise la mise en jeu de l’individu dans son expression purement personnelle : il le réduit à une pure capacité, à n’être que lui-même. L’individu en situation extrême est promu comme étant à lui-même le signe le plus probant de son existence. »

En faisant sur LinkedIn le récit de son aventure, le col blanc rejoue aux yeux de tous l’histoire de sa propre réussite. En exhibant ses sacrifices, les mois entiers de préparation, ses doutes et la tentation permanente d’abandonner, l’ultra-trailer, se mesurant à Jésus dans le désert, prouve une bonne fois pour toutes qu’il n’est pas l’heureux héritier d’un capital économique et symbolique : il est un self-made man en propre. À ceci près que les courses et l’équipement ne sont pas gratuits – plus de la moitié des traileurs consacrent environ 1000 € par an pour leur équipement et leurs participations à des trails…

 

 

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Bonne lecture, 

Athénaïs Gagey

27/03/2024 (Mis à jour le 28/03/2024)