EN BREF

Ce néologisme désigne l’enchaînement et l’emboîtement sur le temps long de multiples crises, de nature et d’ampleur variées.

 

D’OÙ ÇA VIENT ?

Le journaliste Josh Glancy l’emploie pour la première fois dans le Sunday Times en 2021 : « Nous vivons […] dans une période de crise permanente. » Depuis, outre-Manche, le terme a été élu mot de l’année 2022 par le célèbre dictionnaire Collins et fait mouche sur Twitter. La notion de « permacrisis », inventée au crépuscule de la pandémie et à l’aube de l’invasion russe de l’Ukraine, étonne par sa contradiction interne : ce qui ne devait durer qu’un temps s’inscrit dans la durée par un effet d’enchaînement. Ce néologisme rejoint le diagnostic posé par Edgar Morin à travers la notion de « polycrise » dans les années soixante-dix : « Il n’est pas de domaine qui ne soit hanté par la notion de crise : le capitalisme, le droit, la civilisation, l’humanité... Mais cette notion en se généralisant s’est vidée de l’intérieur » (« Pour une crisologie », Communications n°25, 1976).

Or, si le diagnostic de Josh Glancy trouve tant d’écho aujourd’hui, c’est qu’il décrit aussi bien une réalité géopolitique et sociale qu’une nouvelle manière de s’informer. À travers les réseaux sociaux et l’information en continu, les catastrophes semblent s’enchaîner sans interruption.

 

UN EXEMPLE ?

Des attentats terroristes aux pénuries énergétiques en passant par la pandémie ou encore l’inflation, il semble logique de concevoir les dix dernières années comme une succession de crises qui se chevauchent et n’en finissent pas.

Qui n’a jamais eu des palpitations en voyant sur BFMTV apparaître simultanément des chiffres sur la crise économique à venir, un encart sur le dernier rapport du Giec et un reportage sensationnaliste sur la guerre en Ukraine ? Concrètement, le ressenti produit par la permacrise se rapproche d’une anxiété sourde.

 

ET ENSUITE ?

« Pouvons-nous vivre dans ce monde dont l’événement historique n’est rien d’autre qu’un enchaînement incessant d’élans illusoires et d’amères déceptions ? », se demande déjà le philosophe allemand Edmund Husserl dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale en 1936, alors que l’Europe sombre dans le fascisme. Pour Husserl, la crise est intrinsèquement historique : lorsqu’elle arrive, elle jette l’avenir dans l’inconnu en le rendant instable. Mais on sait qu’elle va prendre fin, même au plus fort de l’orage. C’est cette certitude qui nous conduit à imaginer les possibilités qu’elle ouvre, en tentant de comprendre pourquoi elle est survenue.

Aujourd’hui, si la certitude a disparu, c’est que chaque crise est elle-même rendue illisible car imbriquée dans ce que Timothy Morton, philosophe écologiste américain, appelle des « hyperobjets ». Les crises géopolitiques, économiques, écologiques, font partie de ces « choses qui sont massivement distribuées dans le temps et l’espace par rapport aux êtres humains » (Être écologique, Zulma, 2021). Si l’on ne voit pas le bout des crises, c’est qu’elles sont non seulement interdépendantes mais relatives à des hyperobjets qui sont précisément insaisissables.

Pour Morton, le réchauffement climatique est l’hyperobjet par excellence : il est d’une telle ampleur par rapport à la multitude d’objets qu’il contient et affecte, qu’il est impossible de le désigner autrement que par l’abstraction ou le symptôme. Ainsi, il se manifeste à nous par des représentations de second ordre (graphiques, données, rapports) ou par des effets localisés, tels que le blanchiment de la Grande Barrière de corail. Mais la chose elle-même – le phénomène complexe et imbriqué du réchauffement climatique – échappe à l’identification.

On pourrait dire la même chose des tensions politiques ou des grands cycles économiques de production et de création de valeur : qui peut réellement avoir une prise dessus ? Ce sentiment d’impuissance est entretenu par le « dépotoir d’informations » qui nous entoure, comme l’écrit Morton. Partout, on trouve des chiffres et des photos ; nulle part, le temps de les assimiler et de les comprendre sans paniquer.

 

ET CONCRÈTEMENT ?

Cet enchaînement de crises nous empêche de nous projeter dans l’avenir, c’est-à-dire de pouvoir compter sur lui pour donner du sens à notre action. Regarder du côté des causes de la permacrise peut nous aider à la relativiser, voire à la dépasser en se demandant sur quelle réalité elle se fonde. Notre nouvelle manière de nous informer est peut-être responsable.

S’il n’est pas souhaitable de vivre dans le déni complet, il est tout de même possible de limiter notre rapport à l’information. Par exemple, ralentir un peu sur le « doomscrolling » (cette tendance à faire défiler mauvaise nouvelle après mauvaise nouvelle sur les réseaux sociaux), désactiver ses notifications, ou s’informer plus en profondeur sur un sujet.

 

Photo © Pixabay
10/04/2023 (Mis à jour le 24/04/2023)