Chère lectrice, cher lecteur,
On a tous notre blacklist linguistique. Jusque récemment, c’est le langage corporate que je prenais en grippe. Vous m’auriez raconté comme il est « challengeant » d’« implémenter » de nouveaux « patterns » pour « solutionner » tel type de problèmes… je me serais griffée jusqu’au sang. Mais depuis qu’ils sont officiellement caricaturaux, ces vilains anglicismes ont perdu de leur puissance irritante. Alors les voici, mes nouveaux indésirables : « lunaire », « inspirant », « humain », « rafraîchissant », « singulier ». J’ai vu une pièce de théâtre hier… lunaire ! Cette conférence était très rafraîchissante. Je dirais que c’est un dirigeant particulièrement humain ! De quoi me donner la chair de poule – surtout sorti de ma propre bouche ! Les mots ne deviennent jamais à la mode par hasard : il y a toujours un contexte historique et social pour leur donner une fonction. Quel rôle cette série peut-elle remplir ? Enquête par élimination.
D’abord, je me suis demandé si ma croisade contre ce lexique venait de son caractère jargonneux. Jamais mieux dépeint que par Molière dans son Malade imaginaire ou ses Précieuses ridicules, le jargon énerve quand il sert à dissimuler une ignorance derrière un vocabulaire inintelligible pour le commun des mortels. Mais vous en conviendrez : « singulier » ou « inspirant » n’ont rien d’inaccessible.
Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse de marqueurs sociaux, n’en déplaise à Bourdieu. Ce dernier, rappelons-le, dénonçait dans Langage et pouvoir symbolique (1982) « l’illusion du communisme linguistique » : plutôt qu’une langue commune, homogène et neutre, il existerait un « langage légitime » et « socialement acceptable », dont les codes seraient détenus par une classe supérieure. Cette fonction distinctive du langage est une forme de « violence symbolique », car elle perpétue la domination bourgeoise, en influençant jusqu’à l’issue d’un entretien d’embauche. Seulement, je vois mal en quoi des termes comme « humain » ou « nouveau » seraient socialement connotés – d’ailleurs, on les entend un peu partout.
Dernière hypothèse : et si mon agacement venait d’une indignation contre un nouvel avatar de la « novlangue managériale », analysée par la sociologue Agnès Vandevelde-Rougale, qui a vocation à dissimuler une réalité violente ? Pas convaincue non plus : si des euphémismes comme « plan social » invisibilisent les rapports de force, ou des matricules comme « N+1 » désindividualisent les travailleurs, ce n’est certainement pas le cas des adjectifs « lunaire » ou « humain » !
“Si grammaticalement, ils qualifient un objet extérieur, ces mots suggèrent surtout une qualité du locuteur : son originalité de pensée”
Alors, quel point commun peut-il y avoir entre ces petits mots d’apparence insignifiante, et pourquoi m’agacent-ils autant ? Il me semble qu’ils appartiennent à une terminologie ostentatoire, dont tout l’enjeu est de donner l’impression qu’on a un avis à soi. Si grammaticalement, ils qualifient un objet extérieur – une conférence, une pièce de théâtre –, ces mots suggèrent surtout une qualité du locuteur : son originalité de pensée. Autrement dit, la volonté d’avoir une opinion précède cette même opinion. Ce n’est pas tout : ces termes sont aussi le signe d’une vanité paresseuse, puisqu’ils sous-entendent que l’opinion qu’ils énoncent est subtile… tout en se dispensant de la préciser. Ce livre vous a semblé inspirant, mais dans quel sens ? Et cette conférence rafraîchissante... vous étiez lassé des standards récents ? Dites-m’en plus !
Faudrait-il pour autant bannir chaque point de vue qu’on ne saurait justifier ? Si juger une performance « singulière » ou « inspirante » trahit l’orgueil de vouloir avoir une opinion à tout prix, en va-t-il de même dès que l’on trouve un tableau « hideux », une fleur « belle » ou un rapport « brouillon » ? L’expression d’un avis subjectif serait-elle, par principe, vaniteuse ? Pas forcément ! C’est là la différence entre une impression et une opinion : l’impression est toujours humble, puisqu’elle désigne uniquement l’effet immédiat d’une extériorité sur soi. Mais si l’opinion est menacée par l’orgueil, c’est qu’elle prétend, pour le coup, à une profondeur de pensée. Ce qui lui confère une valeur sociale : elle peut être originale, intelligente ou créative, contrairement à l’impression. Trouver son manager « gentil », c’est modestement assumer un ressenti basique ; le qualifier d’humain, c’est déjà revendiquer une subtilité de réflexion.
En clair, les termes remplissent une fonction « positionnelle ». Pas au sens bourdieusien : le but n’est plus de signaler son appartenance sociale (hériter d’un capital symbolique n’est plus tant un objet de fierté), mais de s’affirmer en tant qu’individu « inspiré ». À l’inverse du pédantisme, il ne s’agit plus de s’affirmer comme individu qui sait plus de choses que les autres, mais comme une personnalité qui ose penser.
Comment ne pas voir cette tendance linguistique comme l’expression d’une pression actuelle à la créativité ? Le travailleur d’aujourd’hui s’affirme par sa force de proposition, si bien que sa capacité à avoir des opinions devient un argument de vente. Jusqu’au siècle dernier, les pressions normatives fondées sur des interdits contribuaient surtout à uniformiser les opinions. Mais d’un système prohibitif, sur le mode du « tu ne dois pas », on est passé à une normativité injonctive du « tu dois ». L’émergence de figures comme Elon Musk ou le cofondateur de Doctissimo Laurent Alexandre, transhumanistes et eugénistes, symbolisent l’entrée définitive dans l’ère de la « pensée forte » – polémique ou non. La mode des « lunaire », « inspirant », « singulier » et consorts reflèterait-elle la fin de la norme de la bien-pensance ? Aujourd’hui, peu importe ce que l’on pense, il faut penser tout court... y compris quand on n’a rien d’« inspirant » à dire.
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Bonne lecture,
Athénaïs Gagey