Elon Musk et Mark Zuckerberg déchaînés dans une arène : l’image a de quoi attiser les fantasmes des foules. C’est le combat que promettent les deux pontes de la tech eux-mêmes, qui se défient par réseaux sociaux interposés depuis quelques semaines. Plus qu’une rivalité oligopolistique, cette annonce révèle une culture d’entreprise propre à la Silicon Valley, entre culte de soi et compétition extrême sur fond d’instabilité économique.
Le 21 juin 2023, Elon Musk provoque en duel son rival Mark Zuckerberg : « Je suis partant pour un match dans une cage [de combat] si lui aussi lol ». Le tweet fait mouche. Quelques heures plus tard, le patron de Meta déverrouille son smartphone et lui répond dans sa story Instagram : « Envoie-moi ton adresse ». Réponse du patron de Tesla, sur Twitter : « Octogone de Las Vegas ». Si leur rivalité personnelle ne date pas d’hier, elle s’ancre aujourd’hui dans une compétition directe pour le contrôle des réseaux sociaux. Le groupe Meta a lancé jeudi 6 juillet une plateforme concurrente, « Threads » (pour « fils »), qui boxe dans la même catégorie que Twitter, la propriété en pleine rénovation instable de Musk. En reprenant l’esthétique d’Instagram et en remplaçant les photos par un feed constitué de courts textes de 500 caractères, Zuckerberg entend réaffirmer son hégémonie. De quoi enfiler les gants de boxe ?
Gladiateurs 3.0
Rien n’est moins sûr. La manière dont les deux entrepreneurs surfent sur la vague ressemble plus à un étrange coup de communication spontané qu’à une annonce fiable. Et à ce titre, le pari est réussi : un jeu intitulé Zuck v Musk vient d’être lancé en ligne, permettant à tout un chacun d’incarner son entrepreneur favori. À gauche du ring, le « libérateur » Musk, modèle du self-made man fantasque à qui rien n’est impossible, pas même la planète Mars. Venu sauver Twitter de la camisole de la bien-pensance woke, il aurait permis aux citoyens de retrouver leur liberté d’expression. À droite, le vétéran des réseaux sociaux Zuckerberg, qui, avec sa manière plus politiquement correcte de gérer son image et ses affaires, a tout de même réussi à établir un quasi-monopole sur un secteur entier de l’économie. En réalité, l’affaire est gagnante pour les deux : en se défiant, ils se posent comme des égaux en dignité, des rivaux légitimes.
“Le gladiateur tient à déshonneur d’avoir en face un trop faible adversaire ; il sait qu’on triomphe sans gloire quand on a vaincu sans péril”
—Sénèque
On n’est pas très loin de ce que Sénèque décrivait en observant les combats de gladiateurs de son temps. La seule chose qui peut, selon lui, mener deux hommes à saluer la mort volontairement, c’est la gloire qu’ils y trouvent : « Le gladiateur tient à déshonneur d’avoir en face un trop faible adversaire ; il sait qu’on triomphe sans gloire quand on a vaincu sans péril. » (De la providence). Sans avoir besoin de s’affronter, le fait de se provoquer les met en équivalence dans l’imaginaire collectif. Le patron de Tesla acquiert enfin la position d’acteur majeur et légitime du marché des réseaux sociaux, modérant son rôle de trouble-fête incompétent. Le patron de Méta, en se frottant à l’imprévisibilité ingénieuse d’un Musk, met un peu de piment sur son image lisse et bien-pensante.
La Silicon Valley, un hub hobbesien
Mais au-delà d’un tremplin pour leur image, cette émulation autour d’un combat qui n’aura probablement lieu que virtuellement – dans notre imaginaire, dans un jeu vidéo, voire dans le Métavers ? – est révélatrice d’un certain mode de fonctionnement de la Silicon Valley. La compétition extrême, la lutte continue pour sa propre survie, la recherche d’un équilibre pour mieux écraser son concurrent expliquent l’engouement actuel des entrepreneurs pour les sports de combat. D’ailleurs, Zuckerberg et Musk sont respectivement adeptes de jujitsu et de MMA.
“Chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie lui-même”
—Thomas Hobbes
Une conception de la nature humaine violente qui n’est pas sans rappeler celle du philosophe Thomas Hobbes. Dans le Léviathan (1651), il exprimait ainsi « le but […] que poursuivent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté et l’empire exercé sur autrui […] c’est le souci de pourvoir à leur propre conservation ». Constamment sous la menace de se voir submerger par un concurrent, l’entrepreneur de la Silicon Valley est sur le qui-vive. « Si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin […], chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre. » Sans nécessairement en venir aux mains, « chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie lui-même ». À chaque signe de dédain ou d’indifférence, l’homme « s’efforce naturellement, dans toute la mesure où il l’ose […], d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute ». Pour exister, il faut montrer qu’on est prêt à en découdre.
Pour le philosophe, seule une législation partagée, « un pouvoir commun qui les tient tous en respect », peut éviter aux hommes de vivre en état de guerre, qui est « guerre de chacun contre chacun ». Un tel pouvoir semble ici faire défaut. Ce combat imaginaire ne met pas seulement au jour le solipsisme moral de la Silicon Valley, mais également l’incurie de ces patrons vis-à-vis des enjeux démocratiques que leurs entreprises soulèvent. Alors que les internautes prennent parti derrière leur écran pour un combat qui n’aura jamais lieu que dans la fièvre fumeuse d’un délire festif universalisé, Musk et Zuckerberg, eux, continuent en effet de positionner leurs pions sur le grand échiquier virtuel que devient le monde. O tempora, o mores !