« Les Juifs contrôlent la finance mondiale » : vous avez sans doute déjà entendu ce stéréotype antisémite. Au Moyen Âge, on accusait déjà les Juifs d’être des usuriers profitant de la misère. Entre ces deux mythes, il y a un chaînon manquant : la légende qui attribue aux Juifs l’invention de la lettre de change, outil aux origines de l’économie financiarisée. C’est cette légende que l’historienne italienne Francesca Trivellato décrypte dans son ouvrage Juifs et capitalisme (Seuil, 2023). Elle nous explique le sens de ce mythe au XVIIe siècle, et son influence encore aujourd’hui.
Propos recueillis par Mariette Thom.
Dans votre livre, vous interrogez un des mythes structurants du capitalisme moderne : l’apparition de la lettre de change. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est une lettre de change et son importance historique ?
Francesca Trivellato : Sur le plan matériel, une lettre de change est un bout de papier, plus petit que nos chèques modernes. Elles étaient écrites dans une langue codée qui permettait aux marchands d’accomplir de multiples opérations financières à la fois. La personne émettant une lettre de change donnait ordre à un agent dans une ville lointaine de payer à un tiers une certaine somme dans une monnaie étrangère donnée. Les lettres de change facilitaient le commerce en éliminant le risque lié au transfert de pièces sonnantes et trébuchantes – qui pouvaient être confisquées ou se perdre –, et convertissaient des monnaies à une époque où il en existait quantité à travers l’Europe et au-delà. Les premières lettres de change remontent au Moyen Âge. Au fil du temps, elles sont devenues de plus en plus complexes.
“Au cours du XVIe siècle, des marchands se sont mis à spéculer via des lettres de change”
Au cours du XVIe siècle, il s’est produit un fait nouveau : les marchands les plus connectés à des réseaux de commerce internationaux se sont mis à acheter et à vendre des lettres de change plutôt que des biens, c’est-à-dire à spéculer sur des variations locales de taux d’échange entre les monnaies. Lors de ces transactions, aucun bien ne changeait de main. Cela a marqué le début de ce qu’on appelle aujourd’hui la financiarisation.
Les lettres de change sont un sujet négligé aujourd’hui. La plupart des historiens de l’économie se concentrent sur le passé récent et les rares qui travaillent sur des périodes plus lointaines s’intéressent en général à l’origine des institutions financières qui façonnent le monde actuel. Cela les conduit à se pencher sur la Bourse, qui est apparue d’abord à Amsterdam et à Londres au début du XVIIe siècle. Les lettres de change sont plus anciennes et elles ont coexisté avec la Bourse pendant plusieurs siècles. Si la financiarisation est bien l’un des traits caractéristiques du capitalisme moderne, il serait dommage d’oublier le rôle joué par ces lettres durant le dernier demi-millénaire, à la fois dans l’organisation des marchés financiers et dans l’imaginaire collectif.
Votre livre retrace le chemin d’une légende ayant ses origines au XVIIe siècle : les Juifs auraient inventé ces lettres de change. D’où provient cette idée ?
Le nom d’Étienne Cleirac est tombé dans l’oubli, pourtant son influence a été prépondérante. C’est un avocat catholique qui est né, a travaillé et est mort à Bordeaux (1583-1657), et il est premier à avoir couché sur papier, dans un traité sur la loi maritime, l’idée que les Juifs avaient inventé les lettres de change. Malgré son absence de base factuelle, cette fable a connu une fortune remarquable. Comme ses lecteurs, Cleirac supposait que les Juifs étaient des acteurs économiques rusés. Ainsi, affirmait-il, après avoir été expropriés et chassés de France au Moyen Âge, ils avaient conçu de nouveaux instruments de crédit qui leur permettaient d’exporter leurs richesses. Au moment où Cleirac a publié son livre, les lettres de change étaient déjà très répandues mais même les hommes instruits, comme les avocats et les juges, ne comprenaient pas vraiment comment elles fonctionnaient. Comment était-il possible de distinguer ceux qui s’en servaient de façon légitime, utile à la société dans son ensemble, de ceux qui les employaient uniquement pour leur gain personnel ? Il n’y avait pas de réponse simple, technique, à cette question.
“Affirmer que les lettres de change avaient une origine juive, c’était laisser entend…
(sans coordonnées bancaires)
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