Chère lectrice, cher lecteur,
Un écrou manquant. Des vis en trop. Si Ikea nous a appris quelque chose, c’est qu’on n’a jamais fini de recompter ses vis et ses clous. Une leçon qui, au vu des dernières péripéties de Boeing, s’est perdue en traversant l’Atlantique. Vendredi 5 janvier 2024, le panneau d’une porte d’un Boeing 737 MAX 9 opéré par Alaska Airlines s’est brutalement détaché à 5 000 m d’altitude – sans victimes. Un incident de plus dans la série noire de ce modèle, déjà impliqué dans deux accidents en 2018 et 2019, qui avaient causé 346 morts au total. Les inspections se succèdent, les avions restent à terre, les hypothèses fusent : éléments mal fixés, défauts de conception… Tout est passé au crible – même cette rondelle manquante dans un avion indien inspecté lundi 8 janvier fait office de pièce à charge. « Le diable est dans les détails », tel pourrait être l’épitaphe de Boeing – ou le prochain tatouage de leur PDG, si l’entreprise réussit à se redresser du scandale.
En réalité, le fiasco est moins une affaire de détails que de stratégie globale : le choix de sous-traiter la fabrication à Spirit AeroSystems, entreprise basée au Kansas – où le coût de la main-d’œuvre est moins chère – et un manque de rigueur dans le suivi et le contrôle du partenariat. Ici, le laxisme est en partie symptôme d’une accélération incontrôlée de la cadence de production : pour honorer son carnet de commandes et faire rentrer des liquidités, cela fait un moment que Boeing n’hésite pas à prendre des libertés avec la sécurité.
Au-delà d’une mauvaise gestion de crise, la saga Boeing met à vif le fonctionnement même de nos sociétés. Pour qu’un avion puisse atterrir, il ne suffit pas seulement que les constructeurs aient une technologie de pointe et aient respecté les délais de livraison stipulés dans leur contrat. Encore faut-il qu’à chaque étape de la conception et du pilotage, chacun ait à cœur de bien faire son travail. Que le travail de maintenance, largement invisible, soit effectué avec autant de brio que s’il était retransmis à des millions de téléspectateurs. Que les objectifs des clients, des autorités de régulation, de l’avionneur et de ses sous-traitants soient (miraculeusement) alignés sur la sécurité – et non pas sur des fins politiques ou financières. Sans forcément qu’ils en aient conscience, les passagers qui prennent place dans un avion ont confiance en tout cela.
Pour le philosophe Mark Hunyadi, c’est tout notre rapport au monde qui est essentiellement fiduciaire, c’est-à-dire basé sur la confiance. « Même le pilote dans son cockpit doit faire confiance à toute l’infrastructure matérielle qui lui permet de piloter, aux agents de la tour de contrôle et à chacun des appareils qu’il a appris à maîtriser, et d’une manière générale à l’ensemble du savoir accumulé qui permet à son avion de voler », écrit-il dans Faire confiance à la confiance (Érès, 2023). La circulation routière, par exemple, ne pourrait être possible si l’on ne pouvait compter sur un certain nombre de « comportements attendus », de la part des personnes (les piétons, les autres conducteurs, le cycliste qui me suit…) et de la part des objets et infrastructures (que la route soit entretenue, que la signalisation soit fiable, que ma voiture ne s’arrête pas au milieu de la route…). « En conduisant, je dois à tout moment faire comme si : comme si la voiture n’allait pas se dérouter, comme si elle n’allait pas exploser, comme si le pont allait me soutenir. »
“Nous n’avons donc pas le choix de nous retirer de la confiance”
—Mark Hunyadi, philosophe
Jusqu’au moment où… la porte de l’avion s’envole. Usagers, commanditaires, institutions, infrastructures, sous-traitants : tous sont mis en doute. La confiance est rompue. Sauf que si l’on suit Mark Hunyadi, nous sommes coincés dans ce système de confiance réciproque : « Nous n’avons donc pas le choix de nous retirer de la confiance, comme on peut décider de renoncer à l’alcool, ajoute-t-il. La confiance est […] sans alternative possible. Elle est le lien social fondamental, la force de liaison élémentaire qui tient le tout ensemble. » Lorsque le doute couve, la société craque, et l’on n’ose plus monter dans l’avion ou dans sa voiture. D’autant plus lorsque les règles et les institutions censées compenser les négligences humaines dans des secteurs de pointe semblent participer du climat de défiance – c’est le cas, pour Boeing, des orientations stratégiques de sa direction qui ont pu faire passer les exigences de marché devant l’impératif de sécurité. À trop tirer sur la trame fiduciaire de notre société, ne risque-t-elle pas de finir par céder ?
Pour en arriver là, peut-être que les administrateurs de Boeing se sont menti à eux-mêmes. Un comportement courant et souvent anodin, à condition qu’il ne menace pas notre système de valeurs, nous explique Athénaïs Gagey.
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Bonne lecture,
Apolline Guillot