Tout le monde se ment à soi-même. Petits mensonges pour ne pas se sentir coupable ou gros déni, la duperie de soi fait partie de la vie tant pro que perso. Quand est-ce que cela devient un problème ? Au moment où la duperie menace notre système de valeurs, répond Athénaïs Gagey dans cet article.

« De toute façon, même si j’avais été prise, j’aurais pas accepté l’offre » ; « Je fume beaucoup, comme j’arrête le mois prochain… » ; « Jaloux ? Vraiment pas ! » ; « Allez, j’arrête de bosser – je commencerai plus tôt demain ». Y a-t-il plus horripilant que les gens qui se mentent à eux-mêmes ? Reconnaissables à leur système de justification sans faille et à leur enthousiasme appuyé, les adeptes de la duperie de soi fuient les nuances : ils pensent en points d’exclamation et en adverbes emphatiques – « Jamais ! », « Au contraire !! » ; « Évidemment !!! ». Sûrs d’eux et confiants en l’avenir, leurs avis sont tranchés et leur ton ferme.

Plus on les met face à la vérité, plus ils s’en détournent, car leurs mensonges sont protégés par un système de défense imparable. Souligner leurs contradictions « Ça fait deux ans que tu dois arrêter le tabac ! » –, c’est leur donner l’occasion de mettre à jour leur argumentaire fallacieux – « J’étais faible psychologiquement, cette fois c’est différent » –, et par là-même, de se vautrer de plus belle dans leurs fausses certitudes. Mais comment diable peut-on vraiment croire à un mensonge qu’on a soi-même construit, être à la fois dupeur et dupé ? En cela, la duperie de soi, comme l’appellent les philosophes, est un mystère profond.

 

“Pour Alfred Mele, la duperie de soi est un simple biais cognitif motivé par un désir”

 

Se mentir pour être tranquille…

Peut-être qu’on ne se ment pas à soi-même comme on ment à autrui… C’est la thèse du philosophe américain Alfred Mele dans Self-deception unmasked (« La duperie de soi démasquée », en anglais, 2001), selon qui la duperie de soi n’est pas une manipulation intentionnelle, mais un simple biais cognitif motivé par un désir. Une personne qui aspire à une réalité spécifique peut en venir à sélectionner et interpréter les données du réel de manière accommodante.

Prenons Pierre, un dirigeant consciencieux. Un de ses employés multiplie les crises de larmes. « Sa vie perso doit être houleuse… », songe-t-il. En vérité, Tom est au bord du burn-out. D’ailleurs, il n’y a pas un mail dans lequel il ne justifie pas d’avance de son retard : « Je croule sous le boulot ». Pierre n’a rien vu, forcément : un souci exogène vaut toujours mieux qu’un problème lié au boulot ! C’est tout l’intérêt du déni : il soulage instantanément le désagrément, et met la tranquillité à portée immédiate, contrairement à l’irritante lucidité qui ne laisse aucun intérêt personnel interférer dans notre sélection des données extérieures. 

 

… ou parce qu’on a envie d’y croire

Mais nos mensonges ne servent pas uniquement à masquer la part contrariante de la réalité. On peut se convaincre du pire, exagérer les risques, sombrer dans la paranoïa. La duperie de soi, par tranquillité, vraiment ? C’est à la philosophe américaine Dana Nelkin de nous éclairer dans un article de 2002 pour la revue américaine Pacific Philosophical Quarterly : « Une condition nécessaire à la duperie de soi est le désir de croire à une proposition », car « l’agent entrevoit quelque chose de désirable dans le seul fait d’acquérir une conviction ». Si vous vous persuadez que votre boss ne vous aime pas, ce n’est évidemment pas parce que vous voudriez que ce soit le cas. C’est plutôt l’envie de le croire qui vous pousse à prendre personnellement le moindre froncement de sourcil. Autrement dit, ce qui me mène à penser à tort que P est vrai, ce n’est pas l’envie que P soit vrai, comme l’affirmait Alfred Mele : c’est plutôt l’envie de croire que P est vrai, parce qu’on y tire un bénéfice indirect. Si vous aimez à croire que vous êtes détesté, c’est peut-être que vous ne vous sentez pas à la hauteur ! L’état d’insécurité est toujours un état de vigilance et de précaution ; ce handicap relationnel avec votre boss ne vous donne-t-il pas une raison supplémentaire pour redoubler d’effort afin de vous rendre digne de son estime  ? 

 

“Les conséquences de certaines convictions nous donnent des raisons de vouloir y croire”

—Dana Nelkin, philosophe

 

Si on se ment à soi-même, c’est donc dans le but d’atteindre un certain état psychologique, associé à une croyance donnée. « Les conséquences de certaines convictions nous donnent des raisons de vouloir y croire », résume Nelkin. Cela vaut pour la paranoïa comme pour le déni ! Admettons que Pierre, qui a ignoré le burn-out d’untel, ait à l’inverse parfaitement diagnostiqué la perte de motivation d’unetelle. Pourquoi ? Un salarié qui s’ennuie est un salarié à reconquérir – ne serait-ce que pour s’épargner un processus de recrutement. Pierre n’a donc aucun intérêt à croire faussement que son équipe se sent stimulée au travail – il aura moins de chances de se mentir là-dessus. En revanche, reconnaître un burn-out implique d’alléger les charges de travail et de remettre en cause ses méthodes managériales… Par simplicité organisationnelle et pour son égo, forcément il a intérêt à croire faussement que nul n’est menacé de burn-out…

Que ce soit pour nous tenir à distance d’une angoisse existante (dans le cas du déni) ou pour en empêcher l’apparition (dans celui de la paranoïa), la duperie de soi vise donc bien la tranquillité. Alors, est-elle vraiment mauvaise ?

 

“Anesthésiant la culpabilité, la duperie de soi bâillonne notre conscience morale”

 

Nos valeurs compromises…

Poussée à l’extrême, la duperie de soi peut avoir un aspect diabolique. En se mentant à soi-même, on peut légitimer tout agissement qui contrevient à notre système de valeurs. Désobéir à sa conscience suscite toujours un inconfort, bien connu sous le nom de « dissonance cognitive »... à moins qu’un argumentaire fallacieux ne vienne décrédibiliser notre sens moral initial. Si Paul s’octroie clandestinement une après-midi de repos, par exemple, c’est parce qu’il s’est imaginé qu’il « commencerait plus tôt demain ». Sans ce mensonge, aurait-il cédé à la paresse ? Un acte de faiblesse devient réfléchi. Anesthésiant la culpabilité, la duperie de soi bâillonne notre conscience morale. 

Mais quid des mensonges inoffensifs destinés à nous faciliter la vie ? Pour le philosophe américain Jordan MacKenzie, la duperie de soi « n’est jamais désirable, même dans les cas où elle n’engendre pas de nuisance morale sérieuse » (Philosophical Quarterly, 2022). Pour une raison précise : elle nous détourne de nos propres valeurs – qu’elles soient morales ou non ! 

 

“La duperie de soi, occasionnée par notre attachement à certaines valeurs, nous incite à les compromettre”

 

« D’un côté, explique MacKenzie, la duperie de soi provient de ce que nous valorisons. » Ce qui nous importe, toujours nous importune. D’où la tentation de « fuir la douleur attachée aux objets de valeur », dans et par le déni. Il cite l’exemple de la mémorable cantatrice américaine Florence Foster Jenkins, restée célèbre car elle chantait comme une casserole. Comme elle prit soin de s’entourer exclusivement de flatteurs et de fuir les critiques, elle put persévérer, sans le savoir, dans l’art du ridicule. Pour avoir pu s’aveugler à ce point, ne fallait-il pas qu’elle soit passionnée de musique, au point de ne pouvoir qu’envisager d’y consacrer sa vie ?

Paradoxalement, pose MacKenzie, la duperie de soi, quoiqu’occasionnée par notre attachement à certaines valeurs, nous incite à les compromettre ! Jenkins, à la fin, n’aura-t-elle pas massacré des œuvres entières ? En refusant d’accepter que nos valeurs les plus chères puissent être bafouées, nous en venons à nous dérober aux responsabilités qui y sont attachées.

 

… ou tout bonnement délaissées

Et ces manquements occasionnels ne sont pas même le cœur du problème ! Après tout, incarner ses propres idéaux est un effort continuellement recommencé, voué à connaître l’échec. La duperie de soi devient véritablement problématique dès lors qu’elle nous incite à délaisser structurellement nos valeurs… sans que nous ne nous en rendions compte. Car entre le refus de voir une vérité douloureuse et le grossier désintérêt, la frontière est ténue. 

« Estimer un projet, un idéal, un sujet d’étude, engage à se renseigner, explique MacKenzie. Si une prétendue fanatique de philosophie vous disait : “J’aime la philosophie mais je ne sais pas et ne me soucie pas de savoir ce que c’est”, vous considéreriez qu’elle se moque de vous. » Un engagement véritable ne va donc pas sans une certaine curiosité et une exposition au risque d’être psychologiquement affecté. Se tenir à distance des vérités contrariantes trahit une certaine lâcheté qui, passé un certain degré, devient incompatible avec notre prétention initiale d’être attaché à telle ou telle valeur.

 

“Il y a des limites à l’ignorance et à l’indifférence que l’on peut avoir à l’égard de l’objet que l’on estime”

—Jordan MacKenzie, philosophe

 

Une musicienne en devenir, illustre encore MacKenzie, s’expose forcément à la « tristesse si personne ne vient l’écouter, et l’embarras si elle joue mal ». Ces émotions négatives n’ont rien de regrettable : « elles appartiennent au fait d’être vulnérable à ses valeurs ». Florence Foster Jenkins, en esquivant le jugement des autres, ne s’est pas simplement épargné la douleur de la honte… elle est surtout « passée à côté d’un aspect important du fait d’estimer » la musique !

« Il y a des limites à l’ignorance et à l’indifférence que l’on peut avoir à l’égard de l’objet que l’on estime », résume MacKenzie. Passé un seuil, le déni bascule du côté de l’indifférence. On peut alors se demander : puisque jamais elle n’a jamais vraiment cherché à connaître la qualité de ses prestations, Jenkins fut-elle follement mélomane… ou simplement narcissique ? Si Pierre ne perçoit aucun des signaux de fatigue professionnelle de ses employés, est-ce parce qu’il s’en soucie trop, ou simplement parce que malgré sa conviction d’être un manager prévoyant, il se désintéresse d’eux ?

 

Une question de respect de soi

Nombreux sont les principes ou projets qui nous séduisent ; rares sont ceux auxquels nous sommes disposés à nous dédier. Il reste alors la malhonnêteté, qui nous permet de nous les approprier et de nous y identifier… sans aucune légitimité. C’est là toute la dimension insidieuse de la duperie de soi : elle « frustre notre capacité à connaître et identifier nos valeurs, et notre relation à celles-ci »

 

“Nous avons des raisons morales d’éviter la duperie de soi, même dans des cas non-moraux”

—Jordan MacKenzie, philosophe

 

Si la duperie de soi chronique est problématique, c’est précisément que notre capacité à nous donner des valeurs morales, sociales, intellectuelles ou encore esthétiques, est ce qui fait notre humanité. « Arrêter d’essayer [de les] incarner revient à ne pas nous respecter comme agents capables de décider comment vivre », précise MacKenzie. Aimer la peinture, la philo ou la culture punk ne donne aucune « obligation morale envers nos peintures, nos projets philosophiques ou nos piercings ». En revanche, nous avons des « obligations morales envers nous-mêmes […] de prendre l’objet de nos valeurs au sérieux ». Voilà pourquoi, conclut MacKenzie, « nous avons des raisons morales d’éviter la duperie de soi, même dans des cas non-moraux ».

Difficile alors de ne pas se demander comment arrêter de se mentir à soi-même. Il est peu probable qu’il existe un antidote infaillible contre les illusions aux vertus tranquillisantes et antidouleur… Notons toutefois que là où il y a duperie, il y a toujours évitement : pourquoi esquiver cette page internet ? Éviter cette personne ? Ne jamais poser ces questions ? Enfin, restons vigilants : c’est généralement quand nous nous disons « passionnés », « très préoccupés » ou « convaincus », que la menace rôde…

 

Photo © Vince Fleming / Unsplash
09/01/2024 (Mis à jour le 29/01/2024)