Chère lectrice, cher lecteur,

La coutume voudrait que je vous souhaite une bonne année. Le fait est que je ne vois pas comment cela pourrait être le cas, car la fin de 2023 ne présage rien de bon. Pour le bien du moral, il vaudrait mieux éviter de rappeler que trois séismes ont occasionné 1 300 morts en Afghanistan, 3 000 au Maroc et 50 000 en Turquie ; s’abstenir de mentionner que 4 000 personnes sont mortes au Soudan et plus de 22 000 en Palestine et en Israël ; qu’on estime à 500 000 le nombre de morts et blessés en Ukraine et Russie. Et le retour des attaques terroristes ! Et la recrudescence antisémite, chez les jeunes de surcroît !

Là où la crise climatique pouvait éveiller des vocations militantes, le bourgeonnement des périls géopolitiques renvoie chacun à son impuissance et sa désolation. Mais il fallait le faire, ce décompte macabre, faute de quoi on s’interdirait de poser des questions essentielles : comment vivre avec ? Comment n’être pas rongé par l’absurde quand, d’un article de journal terrifiant, on passe à un mail de son manager avec pour objet « URGENT :  pot de demain » ? Quand notre métier semble si éloigné de la détresse du monde, peut-on encore y trouver un sens ?

Dans Suite Inoubliable (Gallimard, 2023), une fiction qui met en scène le Japon de la guerre de Quinze Ans (de 1931 à 1945), le romancier Akira Mizubayashi nous donne une piste. Alors qu’une idylle s’ébauche entre un violoncelliste et sa luthière, le musicien perd la vie à la guerre. La luthière noie son chagrin dans le travail, en se donnant pour mission de copier à l’identique le précieux violoncelle de son amour défunt. Le Japon est alors une terre d’enfer, et tandis que la bombe atomique pulvérise les villes d’Hiroshima et Nagasaki, la luthière se plonge dans la fabrication de son instrument « avec la plus grande attention et sans la moindre négligence » ; elle peut contempler son ouvrage et se dire « mon violoncelle, tout blanc encore sans le verni, était beau à regarder ». Le travail devient ce mousqueton qui la tient accrochée au monde cruel qu’elle ne considère plus. « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » : tel est l’adage qui revient tout le long du roman. La fabrication de cet instrument est sans doute la moins politique des réponses à l’impérialisme nippon ; pourtant, là est la résistance de la luthière, qui entend y trouver sa paix.

Une attitude qui n’est pas sans rappeler La Peste d’Albert Camus (1947), où le docteur Rieux, soignant des pestiférés par une belle journée, se trouve dérouté par la cohabitation absurde entre la vie-qui-continue – le printemps, le soleil – et le fléau qui la menace.« D’un atelier voisin montait le sifflement bref et répété d’une scie mécanique. […] Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s’y arrêter. L’essentiel était de bien faire son métier. » Non pas faire « le bon métier », mais de bien le faire, quel qu’il soit : telle est la réponse à l’absurde. Pour Camus, l’absurdité réside dans notre quête de sens au cœur de l’insensé. D’un côté, notre volonté inextinguible de faire correspondre notre agir aux besoins du monde ; de l’autre, la conscience de notre impuissance. 

 

“La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent”

—Albert Camus

 

Ce qui fait toute la dignité de l’homme, c’est le sérieux qu’il met dans chaque tâche – de la confection d’un PowerPoint au fait de vider le lave-vaisselle –, quoique cette tâche ne soit pas sérieuse en soi. « Travailler et créer “pour rien”, rappelle Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942),  […] savoir que sa création n’a pas d’avenir, voir son œuvre détruite en un jour en étant conscient que, profondément, cela n’a pas plus d’importance que de bâtir pour des siècles, c’est la sagesse difficile que la pensée absurde autorise. » « Nier » chaque petite action et l’« exalter » en même temps, « c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde », nous dit Camus.

En 2024, je nous souhaite à tous d’être myopes, c’est-à-dire de « bien » faire ce que nous avons à faire, étape par étape, sans rechercher une finalité lointaine ou un sens supérieur. Comme cette luthière plongée dans son travail de copie en pleine guerre et cet ouvrier que Camus entend travailler en pleine épidémie. Passons 2024 sous le signe de l’absurde, en comprenant qu’il n’y a pas de hiérarchie dans l’action ; jetons à la poubelle ces lunettes de l’utilité à travers lesquelles nous voudrions apprécier la dignité des métiers. À la place, veillons sur nos voisins de gauche et de droite, sans nous perdre à chercher l’horizon. « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent », écrit Camus dans L’Homme révolté (1951). Cela peut sembler cocasse mais, d’une certaine manière, le dépassement de l’absurde passe principalement par le fait d’avoir nez dans le guidon !

 

 

Quelques semaines après l’imbroglio politique de la loi immigration, il est temps de prendre un peu de distance sur le sujet. Dans un entretien, le sociologue Daniel Veron nous explique comment les politiques migratoires restrictives rendent le travail migrant attractif.

Des IA qui, à partir de quelques textes anodins pêchés sur internet, reconstituent les profils de leurs auteurs ? C’est déjà la réalité. Nicolas Gastineau nous expose les dangers que pourraient constituer ces IA « Sherlock Holmes ».

Vous avez sans doute déjà entendu le mot « gaslighting ». Mais savez-vous vraiment de quoi il s’agit ? Retour aux origines de cette technique de manipulation qui instille le doute au cœur de la victime.

Une meilleure façon de douter, c’est d’exercer votre esprit critique. Ça tombe bien, on a justement un Expresso sur le sujet ! Rallumez la flamme de votre discernement grâce à ce parcours interactif.

 

Bonne lecture, et bonne année 2024 !

Athénaïs Gagey

Photo © Chris Ralston / Unsplash
03/01/2024 (Mis à jour le 11/01/2024)