Des cigognes au-dessus d’un champ en feu près de la ville de Snigurivka, dans la région de Mykolaiv, le 4 juillet 2023 © Anatolii Stepanov / AFP
Chère lectrice, cher lecteur,
Derrière la ligne de front ukrainienne, une bataille plus discrète fait rage : celle des terres agricoles. Depuis janvier 2024 et après plus de vingt ans de gel du marché foncier, il est de nouveau possible d’acheter et vendre des parcelles de terres d’une surface allant jusqu’à 100 000 hectares. Présentée comme une étape cruciale de la modernisation du pays, cette réforme pose cependant une question : si l’Ukraine sort victorieuse de la guerre, à qui profiteront ses tchernozioms, ces terres noires riches en humus et en sels minéraux, extrêmement fertiles, que tout le monde lui envie ?
Historiquement, le paysan ukrainien a longtemps été contraint de travailler pour autrui – en tant que serf, sous domination polonaise puis russe, et pour l’État soviétique après la collectivisation des terres. Puis dans les années 1990, les ex-kolkhoziens se sont vu attribuer des certificats de propriété de petites parcelles… qu’ils ont massivement revendus, misère oblige, à d’anciens cadres soviétiques. La concentration des terres est si brutale qu’en 2001, le gouvernement adopte un moratoire sur la privatisation des terres d’État et les transferts de terres privées. Le résultat n’est pas vraiment celui escompté : entre 2001 et 2020, la concentration du contrôle effectif des terres agricoles se poursuit, sous une autre forme. Faute de moyens pour les exploiter eux-mêmes, des millions de propriétaires louent des parcelles de quelques hectares pour des sommes dérisoires. En clair, les « agro-holdings » ont su tirer parti du moratoire, bénéficiant à la fois de terres bon marché et de la souplesse du système locatif.
Puis en 2021, le marché du foncier agricole est ouvert suite à la levée du moratoire. À ce sujet, la population reste loin d’être unanime. D’une part, elle craint que les grandes entreprises ne fassent valoir leur droit de préemption sur les terres qu’elles contrôlent déjà. D’autre part, elle redoute que les grandes exploitations ne continuent à monopoliser les subventions, au détriment des petits agriculteurs ukrainiens.
On comprend mieux que 64 % des Ukrainiens se déclarent défavorables à l’introduction d’un marché pour la vente de terres agricoles. Ainsi, une coalition d’organisations paysannes, d’universitaires et d’ONG appelait en décembre 2022 le gouvernement ukrainien à suspendre la loi sur la réforme agraire et toutes les transactions foncières sur le marché pendant la période de guerre et d’après-guerre, au nom de « la préservation de l’intégrité territoriale du pays ». Comme le souligne la professeure Olena Borodina, de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, en janvier 2023, « des milliers de jeunes ruraux, garçons et filles, agriculteurs, se battent et meurent à la guerre. Ils ont tout perdu. […] Les processus de vente et d’achat de terres sont de plus en plus libéralisés et font l’objet d’une publicité croissante. Cela menace réellement les droits des Ukrainiens à leur terre, pour laquelle ils donnent leur vie ».
“Toutes les choses qu’il sort de l’état où la nature les a mises, [l’homme] y a incorporé son travail, il y a joint quelque chose qui lui appartient, et il en a fait par là sa propriété”
—John Locke
Derrière ce plaidoyer, une question : à qui revient légitimement la propriété d’une terre, en temps de guerre de surcroît ? Pour John Locke, nous ne sommes propriétaires que de ce que nous transformons par nos efforts. « Toutes les choses qu’il sort de l’état où la nature les a mises, [l’homme] y a incorporé son travail, il y a joint quelque chose qui lui appartient, et il en a fait par là sa propriété. » (Second Traité, II, §27). En transformant une terre, je m’y mélange, pour ainsi dire. À leur manière, les agro-holdings font travailler la terre. Mais qu’en est-il des citoyens qui donnent leur vie pour la défendre, hectare après hectare, comme le souligne Olena Borodina ? Ne sont-ils pas, eux aussi, en train d’y « joindre quelque chose » d’eux-mêmes, au sens de Locke ? Selon le philosophe, les hommes ne font société que pour « mettre en sûreté et défendre leurs propriétés et avoir des règles fixes pour les encadrer, de manière à ce que chacun sache ce qui lui appartient en propre » (Second traité du gouvernement civil). Un État ukrainien qui faillirait à protéger le droit d’accès à la propriété de ses citoyens, alors que ceux-là mêmes ont parfois donné leur vie pour défendre leurs terres, perdrait donc en légitimité et en cohésion. Surtout s’il favorise en premier lieu des holdings, qu’elles soient étrangères ou dirigées par des oligarques ukrainiens, enregistrées dans des paradis fiscaux et tributaires des décisions de leurs actionnaires français, américains ou saoudiens.
Seulement, le gouvernement aura-t-il le choix d’écouter ces réserves ? Depuis les années 2010, l’intégration de l’Ukraine dans le marché mondialisé s’est accompagnée d’un très fort endettement auprès des pays occidentaux et de leurs institutions. En 2022, malgré la guerre, le pays remboursait la même année 496 millions de dollars à la Banque mondiale et 2 milliards de dollars au FMI – soit 400 millions de plus que ce que le pays investissait dans l’éducation ! On peut imaginer qu’à l’heure de la reconstruction du pays, qui risque de coûter cher, ses créanciers soient en position de force pour imposer leurs conditions… quitte à fragiliser le contrat social ukrainien ?
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Bonne lecture,
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