Chère lectrice, cher lecteur,
Je suis lente, lourde. Je m’essouffle dans l’escalier. Mon ventre proéminent me précède… Qui suis-je ? La femme enceinte ! Au bureau, les collègues me félicitent. Certains osent des questions, d’autres non – les hommes surtout rivalisent de pudeur face à l’inconnu d’une gestation pourtant débordante par ses effets. Mais comment décrire cet état ? « Une gastro qui dure neuf mois », dixit Florence Foresti : qu’elle soit désirée ou non, la grossesse a tout d’une maladie chronique. Dès le début, j’ai été frappée par la mise au pas opérée par mon corps sur mon esprit. Une fatigue indicible, des angoisses délirantes… et cette fois où je me suis évanouie en pleine réunion !
Qu’allais-je donc faire dans cette galère, songeais-je hier en suivant un cours de « yoga de grossesse ». On y alterne entre la position de la « vache » et celle du « pigeon », deux postures existentielles qui, me semble-t-il, résument fort bien la condition de la génitrice dans le monde du travail.
La vache, d’abord : jamais je n’ai été si proche de cet animal. Non pour la sagesse que Nietzsche décelait en ce brave ruminant, mais pour son côté « mammifère ». Lorsqu’on voit sa panse être mesurée par les sages-femmes et ses mamelles produire du lait, on se sent plus proche du Salon de l’agriculture que du cercle des poètes disparus : une vexation cruelle pour quiconque aime à se concevoir comme un pur esprit. Pour Simone de Beauvoir, la grossesse est l’aliénation pure : « habitée par un autre qui se nourrit de sa substance », la femme enceinte est ramenée au rang d’une « femelle » qui « abdique au profit de l’espèce » (Le Deuxième Sexe, 1949). Quelque part entre Alien et La Planète des singes… À ceci près qu’aucun instinct naturel ne nous aide à encaisser le choc : je me sens aussi à l’aise que le héros de Junior, ce navet dans lequel Arnold Schwarzenegger joue un homme enceint.
Le pigeon, ensuite : la maternité demeure le pire moment dans la carrière d’une femme. C’est ce qui fait décrocher son salaire, soit parce qu’elle est discriminée par sa direction, soit parce qu’elle finit par renoncer à des postes prenants ou se mettre à temps partiel. D’après France Stratégie, la maternité explique près de 60 % des écarts de revenus entre hommes et femmes.
“L’irruption de la grossesse, événement corporel par excellence, me plonge dans un désarroi inédit : pour la première fois de ma vie, je suis ramenée à ma condition de femelle”
Pour ma part, j’ai la chance d’avoir jusqu’ici peu subi de discriminations liées à mon sexe dans le monde professionnel : être une femme m’a plutôt permis d’être mise en valeur, au point d’être réduite à un quota (« venez sur notre plateau télé, on manque de femmes »). C’est pourquoi l’irruption de la grossesse, événement corporel par excellence, me plonge dans un désarroi inédit : pour la première fois de ma vie, je suis ramenée à ma condition de femelle.
De quoi relancer un vieux débat chez les féministes : faut-il prendre en compte les spécificités du corps féminin dans la lutte contre les inégalités, ou bien les ignorer ? Longtemps, le féminisme a préféré les ignorer : pour éviter d’être réduite à son animalité, la femme devait se garder de parler de son vécu physiologique. Dans son essai Le Corps des femmes (Philosophie magazine éditeur, 2021), Camille Froidevaux-Metterie dit avoir observé dans les études féministes « une curieuse disparition, celle du sujet féminin dans sa dimension génitale ». « Nulle part ou presque il n’était question de ces problématiques corporelles que les femmes éprouvent au quotidien », écrit la philosophe. « Pire encore, il était devenu quasiment impossible de s’intéresser à ces sujets sans tomber sous le coup de l’accusation infamante de différentialisme. »
De nos jours, les entreprises reculent devant la notion de sexe, lui préférant celle de genre : après tout, il coûte moins cher d’organiser des workshops sur le langage inclusif que de revoir en profondeur la gestion des carrières ou de financer un congé paternité. De nombreuses militantes aussi – à tel point qu’une frange des féministes se déclare désormais « femelliste » pour défendre la prise en compte de la différence sexuée dans la lutte pour les droits des femmes. Ainsi revient-on au vieux débat entre universalisme et différentialisme. Que faire de ces controverses dans le monde du travail ? Au boulot, les principales discriminations que subissent les femmes sont liées à une caractéristique relevant non pas du genre, mais du sexe féminin : c’est moins pour leur style vestimentaire que les employeurs les maintiennent dans les échelons inférieurs, que pour leur capacité à procréer.
Reste à s’assurer qu’une différence naturelle soit compensée par une égalité voulue : en allongeant le congé paternité, par exemple. Ou en y ajoutant un congé prénatal obligatoire pour les pères, tiens, car non, je n’ai pas envie d’être la seule à me coltiner l’achat de gigoteuses ou la lecture de Bébé dis-moi qui tu es. Sans parler de l’ouverture de places en crèches, réclamées par les mères qui se retrouvent à négliger leur activité pour pallier les insuffisances des politiques publiques. « Dans une société convenablement organisée, où l’enfant serait en grande partie pris en charge par la collectivité, la mère soignée et aidée, la maternité ne serait absolument pas incompatible avec le travail féminin », rappelle Beauvoir. Et si on l’écoutait ?
Le flex office a bouleversé nos habitudes de travail. Pouvons-nous vraiment travailler sans nous enraciner ? Le philosophe Michel Eltchaninoff pense que c’est possible.
Tout le monde s’ennuie au boulot, c’est avéré. Profitez donc d’un petit coup de mou pour comprendre pourquoi – lecture garantie sans ennui !
Vous ne comprenez rien aux jeunes ? On ne peut pas vous promettre de vous aider. Cela dit, la lecture de notre entretien avec la sociologue Anne Muxel pourrait peut-être vous donner des pistes…
Crise partout, crise nulle part ? On vous explique le concept de permacrise, mot de l’année 2022 outre-Manche.
Enfin, en ces temps de ChatGPTisation générale, on vous a concocté un petit dossier sur l’intelligence artificielle, afin d’y voir plus clair dans toutes ces histoires de robots. IA, aïe, aïe !
Bonne lecture,
Anne-Sophie Moreau