Chère lectrice, cher lecteur,
À l’époque, le titre avait claqué comme une gifle : « Halte à la France moche ! ». Télérama, en 2010, avait décidé d’enquêter sur les sorties de ville, enfilades maussades de zones commerciales toutes pareilles, avec leurs parkings et leurs enseignes « boîtes à chaussures ». En annonçant treize ans plus tard, le 11 septembre 2023, un plan pour essayer de réparer les dégâts esthétiques et écologiques de cet étalement commercial, le gouvernement n’a pas, pour l’instant, essuyé trop de critiques. C’est comme si, rentrant de vacances après avoir sillonné le pays, les Français avaient constaté combien ces « non-lieux » que l’anthropologue Marc Augé décrivait en 1992, dans son livre du même nom, comme dénués d’identité, d’histoire et de relations, contrastent désormais avec des centres-villes soigneusement rénovés.
Le problème est que l’on travaille de moins en moins dans ces centres-villes qui sont, eux, saturés d’histoire, de relations et d’identité, et de plus en plus dans ces périphéries banalisées à l’extrême, entre consommation morne et bagnole à outrance. L’œil mi-clos après son périple matinal jalonné de ronds-points, l’employé – qu’il soit caissier ou chercheur – s’affale à son poste de travail avec un soupir. Rien dans son environnement pour réjouir ou distraire son regard. Tout est propre, fonctionnel, optimisé, climatisé. Rien n’est beau. Si c’est pour travailler, diront certains, qu’est-ce que ça peut faire ? Le droit à l’hygiène et à la sécurité est inscrit dans le Code du travail, mais il n’y est nulle part question de beauté. Pourtant, je connais un manager qui a quitté son emploi pour des raisons purement esthétiques : son entreprise, située dans le triangle d’or parisien, avait décidé de déménager dans une banlieue sans charme.
Et si la beauté nous aidait tout simplement à mieux travailler ? À cet égard, visiter les étages directoriaux des grands groupes est instructif. Tout là-haut, là où officie le big boss, tout est beau. Grandes fenêtres, vue imprenable, moquette moelleuse, sièges en cuir, tableaux de maîtres. Et du bois, partout du bois, classique ou design. Les armoires en fer blanc, les bureaux en mélaminé, les sièges en plastique sont pour les étages inférieurs. Deux interprétations sont possibles : soit il s’agit de marquer symboliquement la majesté du pouvoir ; soit de faire en sorte que le big boss… bosse à la hauteur de son très gros salaire. C’est-à-dire dans la beauté.
“Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme”
—Friedrich Nietzsche
Car le beau est un formidable énergisant. « Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme », remarque Nietzsche dans Le Crépuscule des Idoles (1888). Le beau et le laid seraient donc d’abord ressentis avant d’être évalués selon des critères esthétiques. « On peut mesurer au dynamomètre l’effet de la laideur. En général, lorsque l’homme éprouve un état d’affaissement, il flaire l’approche de quelque chose de “laid”. Son sentiment de puissance, sa volonté de puissance, son courage, sa fierté – tout ceci s’abaisse avec le laid et monte avec le beau… ». À l’approche de nos quelque 1500 zones commerciales périurbaines, nous pouvons quasiment sentir la force nous quitter : nous les fréquentons pour y consommer ou y travailler, mais qui irait prétendre s’y sentir bien ?
Le moche est aussi le symptôme d’une désertion morale. Le sociologue Jean-Philippe Bouilloud, dans Pouvoir faire un beau travail. Une revendication professionnelle (Érès, 2023), explore les liens entre travail et beauté en s’attardant sur le goût du travail bien fait, sur les belles relations de travail, mais aussi sur l’environnement de travail. Au XIXe siècle, l’industrie, la banque et le commerce mettaient un point d’honneur à orner leurs bâtiments. Le principe antique de Vitruve dans De architectura restait valable : une construction doit être solide, utile et belle. Le XXe siècle fera tout pour évacuer l’ornement, geste inutile sans signification rationnelle. Place au rentable, place à l’utilitaire. Le designer français Raymond Loewy, émigré aux États-Unis dans les années 1920 avec l’ambition d’embellir le monde, se désole : « La société ne pouvait-elle pas s’industrialiser sans devenir laide ? » Il convaincra les milieux d’affaires américains que le beau est un atout pour inciter les consommateurs à acheter leurs produits. Enrôlé par le marketing, le beau devient alors tout sauf gratuit.
Mais Jean-Philippe Bouilloud n’apprécie guère cette beauté-là, se rangeant plutôt du côté de Théophile Gautier qui écrit dans Mademoiselle de Maupin (1835) : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature ». En alliant besoin de sens et besoin de beau, le beau devient une force de résistance qui permet de rééquilibrer la rationalisation du monde. Le sociologue va jusqu’à affirmer que la préoccupation esthétique doit être reconnue comme un impératif éthique, « car elle concerne chacun dans l’univers du travail. Le beau est un droit moral ».
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Bonne lecture,
Sophie Gherardi