C’est la rentrée… Et le grand retour, pour certains, des sept heures par jour au bureau. Mais est-ce la meilleure façon pour penser ? Sur cette question, les philosophes assoient… différentes positions.
« On ne peut penser et écrire qu’assis. » Dans le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche est vent debout contre ce mot qu’il attribue à Flaubert. Pour le philosophe allemand, la position assise qui « gâte les intestins », est à l’origine de « tous les préjugés ». Assis depuis son petit bureau, avec son petit point de vue resserré sur le monde : on pense fatalement petitement.
La pensée en mouvement
Contre la réflexion poussive, rance et « intestinale » du « cul-de-plomb », le philosophe loue les pensées légères et aériennes qui surviennent debout, « en plein air, alors qu’on se meut librement ». On ne pense pas sans une certaine hauteur, et sans une tension du corps. Ce plaisir de l’esprit qui s’élève est donc aussi une joie du corps qui se dresse. Il faut, s’exclame-t-il dans Ecce Homo (publié à titre posthume en 1908), « que les muscles eux aussi célèbrent une fête ». On sait que Nietzsche a écrit nombre de ses œuvres à Sils-Maria, dans le sud-est de la Suisse, refuge montagnard où il aimait arpenter les sentiers, méditer près du lac et longer le torrent, noircissant ses carnets de notes au fil de ses pérégrinations.
“La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées”
—Jean-Jacques Rousseau
L’esprit serait-il plus libre et productif quand nous sommes debout ? Dans ses Confessions, Rousseau semble de prime abord être d’accord avec Nietzsche. « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées », écrit-il. Être assis et statique freine l’apparition de ses idées : « Je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. » Inversement, ses pensées surgissent lorsqu’il s’extrait de « tout ce qui [le] rappelle à [sa] situation » et de tout ce qui lui fait « sentir [sa] dépendance », comme si l’intellect était lui-même contraint au sur-place. Si la position assise nous empêche de penser correctement, c’est aussi parce qu’elle renvoie à une forme d’aliénation d’autant plus insidieuse qu’elle est profondément routinière.
L’assise des idées
Mais à l’inverse de Nietzsche, Rousseau émet une légère réserve sur la pensée en mouvement. Selon le philosophe, celui qui pense en marchant peine parfois à transmettre ses idées aux autres. Tout occupé qu’il est à jouir de son propre mouvement, il ne songe pas à poser sur le papier les pensées qui lui viennent. « D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît », détaille l’auteur des Confessions. La spontanéité et la vigueur des idées qui viennent au fil d’un voyage se révèlent donc parfois incompatibles avec la rigueur que requiert un texte couché sur le papier.
“Partout où je vais, ce même moi m’accompagne”
—Ralph Waldo Emerson
Rester assis peut permettre à l’inverse d’assumer un certain principe de réalité : on n’échappe jamais à soi-même. Où que l’on aille, on est toujours encombré par notre propre être. La station debout, la fuite en avant ne changeront pas la nature et la pertinence de nos idées personnelles. C’est cette conception pour le moins pessimiste que défend Ralph Waldo Emerson dans La Confiance en soi : « Je cherche le Vatican et les palais ; j’affecte d’être enivré par la vue de toutes ces choses et les réflexions qu’elles me suggèrent ; mais je ne suis pas enivré. Partout où je vais, ce même moi m’accompagne », estime le philosophe américain. Autrement dit : rien ne sert de courir le monde, si l’on n’est pas capable de rester seul avec soi-même… Bien assis sur sa chaise.
S’asseoir calmement et s’ancrer dans un lieu : n’est-ce pas finalement la meilleure manière de penser dans de bonnes conditions ? Pour l’écrivaine britannique Virginia Woolf, les femmes qui ont été privées pendant des années d’avoir « une chambre à soi » – titre de son essai de 1929, désignant en l’occurrence un espace dans lequel penser librement – peuvent témoigner de cette nécessité de posséder un lieu où s’installer pour réfléchir au calme, loin du bruit du monde (et de la famille). Les murs des chambres des femmes de lettres sont ainsi « imprégnés de leur force créatrice ».
Aménager sa chambre ou son bureau est une manière de donner une coloration personnelle au lieu dans lequel on pense. Certaines chambres, écrit Woolf, sont par exemple « encombrées de linge qui sèche », d’autres sont « toutes vivantes d’opales et de soieries » et d’autres encore demeurent « rudes comme des crins de chevaux ou douces comme des plumes ». Tous ces espaces où l’on crée peuvent être à l’image des idées qui en surgissent. Confortablement assis sur un bureau aménagé par nos soins, calmement campés dans un espace qui nous appartient : n’est-ce pas finalement la meilleure manière d’avoir « une pensée à soi » ? On vous laisse, bien sûr, libre de vous lever contre cette idée.