Chère lectrice, cher lecteur,

Lâchez tout ! Enfilez vos chaussures, prenez trois sacs de course, votre portefeuille, et filez au supermarché ! Il est encore temps de constituer vos stocks de pâtes, riz, quinoa et autres conserves. Non, il ne s’agit pas d’un variant du Covid ou d’une guerre nucléaire. Pire : vous ne pourrez bientôt plus acheter n’importe quoi avec vos tickets resto au supermarché.

À partir du 1er janvier 2024, le montant maximal que vous pourrez dépenser en titres-restaurants passera de 25 à 19 € par jour ; surtout, il ne sera plus permis de les utiliser afin d’acheter des produits « non directement consommables » (lisez : à cuisiner). Adieu, farine, œufs, parmesan qui m’eussent permis de composer un crumble aux courgettes ! De quoi réjouir les deux principaux syndicats de la restauration qui militent pour réserver l’usage des titres-restaurants... aux restaurants, justement, afin de « permettre aux salariés qui ne disposent pas d’une cantine d’entreprise de prendre un véritable repas ». « Véritable repas », permettez-moi d’en rire, quand je vois les salades composées, sandwichs aux falafels et autres poke bowls pleins d’avocats péruviens que rapportent mes collègues au bureau, pour un prix équivalent à une heure de travail (hors taxes) !

Quelle injustice, médité-je ce midi entre deux cuillerées de taboulé (maison). En apportant ma gamelle au bureau, j’économise, je limite les déchets, je mange sainement, je boycotte la grande distribution et je m’assure de la provenance des produits que je consomme. Et c’est ainsi qu’on me remercie ! Ce qui me chiffonne, c’est l’impression de ne pas pouvoir faire ce que je veux de mon argent. Pour le libéral John Stuart Mill, les hommes ne devraient être autorisés « à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection » (De la liberté, 1859). Autrement dit, tant que vous ne nuisez pas à autrui, on ne devrait pas pouvoir vous contraindre à agir différemment. Est-ce que je fais du mal à quelqu’un, moi, avec mon taboulé ?

Je vous entends d’ici : oui, mais ce n’est pas vraiment ton argent, c’est du bonus ! Que nenni : les tickets resto ne sont pas des cadeaux. Financés à peu près à moitié par votre entreprise – qui bénéficie d’exonérations fiscales à ce titre –, l’autre partie de l’argent qui se retrouve sur votre carte est en réalité soustraite de votre salaire. Certes, vous pouvez, en théorie, refuser les tickets resto ; mais alors, vous pouvez dire bye-bye à l’apport patronal. Drôle de magouille, non ?

Il faut dire qu’à l’origine, les titres-restaurants étaient autant un service rendu aux travailleurs affamés qu’un argument marketing pour les restaurateurs. D’ailleurs, un des pionniers du système, Jacques Borel, était lui-même restaurateur et entrepreneur – c’est lui qui a créé la première enseigne de restauration rapide en France, ainsi que les premiers « restoroutes ». Et c’est aussi lui qui a harcelé le gouvernement pendant cinq ans jusqu’à ce que les tickets resto soient exonérés de charges sociales et d’impôts, en 1967.

 

“Les titres-restaurants incitent les salariés à être plus dépensiers, moins prévoyants, moins attentifs à leur santé et à l’écologie”

 

C’est là que le système devient insidieux. Car il est désormais plus avantageux pour l’entreprise de fournir des tickets resto à ses employés que de simplement augmenter leur rémunération (ou de construire une cantine). L’employé, lui, est coincé : soit il refuse un supplément de salaire, soit il accepte de voir une partie de ses dépenses fléchées. Pendant le Covid, les choses ont un peu changé : avec les restaurants fermés et les piles d’euros virtuelles qui croissaient sans pouvoir être écoulées, les conditions d’utilisation des titres-restaurants dans les supermarchés ont été assouplies – assouplissement en partie reconduit à la faveur de l’inflation. Mais à moins d’une nouvelle reconduction à la fin de l’année, il me faudra bientôt m’habituer au sandwich thon-mayo.

Tout cela m’évoque une forme de paternalisme. Au XIXe siècle, certains patrons voulant incarner une figure paternelle pour leurs ouvriers leur procuraient logement, école, loisirs, aides et mécanismes de prévoyance. D’après Frédéric Le Play, sociologue, réformateur et théoricien de ce qu’on appelait alors le « patronage », le rôle d’un patron était d’aider les ouvriers à « conjurer l’effet de leurs vices et de leur imprévoyance » (La Réforme sociale, 1864) et de leur inculquer le respect de la religion. Sauf que dans le cas des titres-restaurants, on n’incite pas les salariés à adopter un comportement soi-disant moral, mais au contraire, à être plus dépensiers, moins prévoyants, moins attentifs à leur santé et à l’écologie. Un intérêt économique (le bilan comptable des restaurants, la hausse de la consommation des ménages) l’emporte face à un intérêt de santé publique, d’écologie, et d’économies personnelles.

Mais quitte à être paternaliste, autant y aller franchement, non ? Obligez les travailleurs à acheter du Nutri-score A ! Bloquez leur compte s’ils n’ont pas réalisé leurs 10 000 pas journaliers ! Car à quoi bon instaurer des cours de cuisine à l’école pour lutter contre l’inflation et la malbouffe, comme l’envisage le gouvernement, si c’est pour inciter les jeunes à troquer leur blanquette de veau contre un panini quatre fromages dès leur entrée dans la vie active ?

 

Êtes-vous en train de repousser le moment de vous mettre au travail en lisant cette lettre ? Ça ne m’étonnerait guère : nous sommes en effet 85 % à procrastiner de manière chronique ! L’essayiste Mathilde Ramadier dédramatise la chose, en montrant qu’il s’agit surtout d’une manière différente de travailler.

Bon, là, il est vraiment temps de s’y mettre. Mais avant cela… un petit café ? D’ailleurs, saviez-vous que l’histoire du café et l’essor du capitalisme sont intimement liés ? On vous explique.

Faites-vous partie d’une de ces entreprises où plusieurs clans se font la guerre depuis des années ? Sophie Gherardi cherche à comprendre d’où ces clans proviennent, et leur impact sur le fonctionnement d’une organisation.

C’est bientôt Noël… et la saison des entretiens annuels ! Pour vous préparer au mieux à cet exercice, on vous propose une sélection d'articles sur le feedback.

Bonne lecture, 

Mariette Thom

Photo © Towfiqu Barbhuiya / Unsplash
25/10/2023