À quand remonte votre dernière journée sans café ni thé ? Et saviez-vous qu’il s’agit d’un stimulant psychotrope ? Une brève histoire de la caféine et du capitalisme vous aidera à mieux comprendre cette addiction de masse. Et vous motivera peut-être à arrêter.
Il y a une chanson des Kinks, Have a Cuppa Tea, qui se moque gentiment de la glorieuse boisson préférée des Britanniques. « Tea in the morning, tea in the evening, tea at supper time. You get tea when it’s raining, tea when it’s snowing, tea when the weather’s fine. You get tea as a mid-day stimulant, you get tea with your afternoon tea. For any old ailment or disease, for Christ sake have a cuppa tea! »
(« Thé le matin, thé le soir, thé au dîner. Tu bois du thé quand il pleut, du thé quand il neige, du thé quand il fait bon. Tu bois du thé pour te stimuler à midi, du thé au thé de l’après-midi. Contre n’importe quelle maladie, n’importe quelle affection, pour l’amour de Dieu, bois une tasse de thé ! »)
De notre côté de la Manche, je me prends à penser qu’il suffit de remplacer « thé » par « café » et la chanson fonctionne tout aussi bien. Et quiconque a passé une journée dans des bureaux en France comprendra de quoi je parle.
Notre psychotrope quotidien
On en prend un au réveil, pour démarrer la journée ; un autre quand on arrive au bureau, pour se donner de l’entrain ; un troisième en milieu de matinée, avec un collègue, le temps d’une petite discussion ; un quatrième après le déjeuner, pour éviter le coup de pompe du début d’après-midi, et ainsi de suite. Demain je n’en boirai qu’un, se promet-on, et avant midi la rechute est actée. Et à tous les buveurs de thé qui se croient supérieurs : à quand remonte votre dernière journée sans une petite tasse ? Non, pardon, rien qu’une matinée ? Là où le café n’est pas la norme, la caféine n’est-elle pas ingérée quotidiennement sous forme de chai (en Inde), de thé à la menthe (en Afrique du Nord), de thé vert (en Chine) ou de thé noir (en Turquie) ? Sans même parler des sauvages qui se dopent à longueur de temps avec des boissons énergisantes…
“Pour la plupart d’entre nous, être caféiné à des degrés divers est devenu l’état de conscience normal”
—Michael Pollan, écrivain
Vous avez compris l’idée : dans le monde entier, les lieux de travail tournent au même discret carburant, décrit par le National Institutes of Health, autorité américaine de santé, comme « le stimulant psychotrope le plus largement consommé au monde ». Dans son livre This is Your Mind on Plants (2021), l’écrivain américain Michael Pollan décrit le paradoxe en ces termes : « Pour la plupart d’entre nous, être caféiné à des degrés divers est devenu l’état de conscience normal […]. C’est devenu si généralisé qu’on a fini par oublier qu’il s’agit d’un état altéré de la conscience. Il se trouve simplement que nous partageons presque tous cet état, ce qui le rend invisible. » Alors comment sommes-nous devenus si accros, et à quoi ressembleraient nos vies sans caféine ?
La boucle fatigue-caféine
L’idée m’est venue qu’une bonne manière d’évaluer l’effet de ce stimulant sur mon quotidien consisterait à m’en débarrasser ; mais fort heureusement (j’en ai soupiré de soulagement), Pollan a déjà tenté l’expérience. C’est donc un expresso à la main que je vous explique ce qu’il a découvert.
Lors de son premier jour sans café, écrit-il, « cette délicieuse dispersion du brouillard mental que produit sur la conscience la première injection de caféine n’a jamais eu lieu. Le brouillard s’est installé, impossible à chasser […]. J’étais dans les vapes, comme si un voile s’interposait entre la réalité et moi. » Il explique que ce trouble s’est atténué au bout de plusieurs mois, mais pas le sentiment d’être « mentalement plus lent que le gros du peloton, et encore plus en compagnie de buveurs de café et de thé ».
“La caféine bloque l’action de l’adénosine, une molécule qui prépare peu à peu le corps à se reposer”
La raison de cette apathie n’a rien d’un scoop, et la littérature scientifique que convoque Pollan dans son livre ne fait que confirmer ce que nous savons ou sentons déjà : oui, la caféine améliore nos performances cognitives, et de multiples façons. Elle nous permet de penser plus vite, de nous concentrer plus longtemps et de mieux nous souvenir. Elle nous aide aussi à rester éveillé et alerte sur de plus longues durées, en bloquant temporairement l’action de l’adénosine, une molécule qui s’accumule dans le cerveau et prépare peu à peu le corps à se reposer. Bien sûr, quand cette fatigue refoulée finit par revenir, elle se venge : les couchers tardifs provoquent l’hébétude matinale et le besoin accru de notre boisson chaude préférée. Ainsi sommes-nous pris au piège de la boucle fatigue-caféine.
Le carburant du capitalisme
Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que la caféine nous rend globalement plus intelligents. Ou plutôt, elle stimule un type spécifique de conscience dite « conscience-projecteur » (spotlight consciousness), qui se concentre sur une chose à la fois, de manière linéaire, et qui « nous est inculquée depuis l’enfance comme la plus valable », comme l’expliquait Alan Watts dans une conférence de 1966, notamment par les enseignants qui aiment frapper du poing sur la table et dire à leurs élèves de se concentrer !
“La grande contribution de la caféine au progrès humain, explique-t-il, a été d’intensifier la conscience-projecteur”
—Michael Pollan, écrivain
À l’inverse, ce que les psychologues cognitivistes appellent la « conscience-lanterne » (lantern consciousness) (Watts parle de « conscience de pleine lumière », en anglais floodlight consciousness) est moins concentrée, plus diffuse ; elle laisse l’esprit errer et associer librement les idées, « ce qui nourrit la créativité », fait remarquer Pollan. Mais « la grande contribution de la caféine au progrès humain, explique-t-il, a été d’intensifier la conscience-projecteur : le processus cognitif efficace, focalisé, plus approprié au travail mental qu’au jeu ».
C’est cette hyperactivité disciplinée qui explique probablement le rôle central joué par le thé et le café non seulement dans les lieux de travail modernes, mais dans l’essor du capitalisme lui-même. Et non, ce n’est pas qu’une théorie complotiste alimentée par l’expresso que j’ai bu : le lien symbiotique entre caféine et capitalisme est bien réel, et largement documenté.
Du café du commerce au thé du maçon
Les cafés étaient déjà courants dans le monde arabe et l’Empire ottoman quand ils ont fait leur apparition en Europe au milieu du XVIIe siècle. Là, ils sont très vite devenus le lieu des ferments intellectuels, culturels, mais aussi financiers. Dans ces nouveaux espaces publics, on débattait d’idées, on lisait les journaux et l’information circulait, notamment parmi les marchands désireux de se tenir au courant des départs et des arrivées de marchandises.
“L’arrivée du café fut le déclencheur de la sobriété, laquelle posa les fondements d’une croissance économique spectaculaire”
—Matthew Green, historien
« Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la plupart des gens en Angleterre étaient en permanence plus ou moins ivres », explique l’historien britannique Matthew Green dans son essai The Lost World of the London Coffeehouse (« Le Monde perdu du café londonien », 2013). « L’arrivée du café fut donc le déclencheur de la sobriété, laquelle posa les fondements d’une croissance économique spectaculaire au cours des décennies suivantes, car pour la première fois les gens pensaient clairement. La Bourse, l’industrie de l’assurance, les ventes aux enchères : tout cela naquit au XVIIe siècle dans les cafés de Jonathan, de Garraway, de Lloyd, et il en découla le crédit, la sécurité et les marchés qui favorisèrent la fabuleuse expansion du commerce anglais en Asie, en Afrique et en Amérique. »
La caféine se répandit plus tard dans les classes ouvrières de la Révolution industrielle sous la forme du thé noir bon marché cultivé dans les colonies est-indiennes. Mélangé avec du lait et du sucre – ce qu’on appelle toujours le « builder’s tea », le « thé du maçon », en Grande-Bretagne – et souvent offert aux employés pendant les pauses, ce breuvage permettait aux propriétaires des usines de tirer le maximum des travailleurs, en leur donnant le stimulant dont ils avaient besoin pour supporter des conditions de travail épuisantes et des horaires à rallonge.
La quintessence du biopouvoir
La célébration quotidienne de la caféine dans la société capitaliste, ainsi que l’interdiction constante de drogues favorisant d’autres types de conscience, plus subversifs, par exemple le cannabis ou les psychédéliques, devraient attirer l’attention des philosophes. Car si toute norme ou régulation sociale affectant nos corps évoque immanquablement ce que le philosophe Michel Foucault appelle le biopouvoir, c’est-à-dire l’« explosion de techniques diverses et nombreuses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations » (Histoire de la sexualité), la caféine pourrait bien être la quintessence du biopouvoir. Quel meilleur moyen de former des citoyens disciplinés, productifs, que de remettre entre leurs propres mains leur discipline et leur productivité par l’ingestion de stimulants ?
Je ne cherche pas à dire que nous sommes tous victimes d’une manipulation. Il y a un soupçon de paranoïa dans l’analyse de Foucault, et cela invite à nuancer : parce qu’il est diffus et dénué d’agentivité, on voit facilement du biopouvoir partout. De même, loin de nous l’idée de décrier une boisson qui est a) délicieuse b) inoffensive lorsqu’on la consomme avec modération c) propice aux avancées philosophiques et scientifiques qui ont façonné notre monde moderne. Si les penseurs des Lumières françaises comme Rousseau et Voltaire n’y avaient pas été accros, la France aurait-elle eu sa Révolution ? J’aime imaginer Voltaire dansant sur l’air d’Ella Mae Morse, 40 Cups of Coffee (« 40 tasses de café ») : c’est paraît-il la quantité de cafés qu’il buvait chaque jour ! Et si les contrôleurs de la Nasa n’avaient pas été boostés à la caféine, auraient-ils pu travailler nuit et jour pour que le premier homme pose le pied sur la lune ?
Nous devons beaucoup au thé et au café, et j’espère qu’ils continueront longtemps à nous fortifier en tant qu’espèce. Mais comprendre que nos habitudes quotidiennes sont en partie déterminées par des normes historiques peut nous aider à prendre du recul et à adopter une attitude un peu plus saine. À ceux d’entre nous qui ont tenté en vain de réduire leur consommation, il est possible que cette connaissance donne le petit brin de motivation supplémentaire : à la lumière de l’histoire ambivalente de la caféine, l’apathie et le manque de concentration prendront peut-être un vernis émancipateur. Et si vos collègues vous regardent d’un air perplexe lorsque vous déclinez leur proposition de café en expliquant que vous n’êtes pas un esclave du productivisme, n’hésitez pas à leur faire lire cet article !