Chère lectrice, cher lecteur,

Ce soir, je vous propose une expérience de pensée. Fermez les yeux, faites abstraction de tout ce que vous savez sur vous-même : genre, personnalité, classe sociale, pays de naissance. Derrière ce « voile d’ignorance », demandez vous maintenant : où, idéalement, aimerais-je avoir le droit de travailler ? Une fois levé le voile, la réponse est claire : si vous êtes né dans un pays du Nord, le monde est un vaste terrain de jeu. Télétravail au Vietnam, contrat expat’ au Niger, ou train-train cossu à Livourne, tout est possible. Si vous êtes né au Kenya ou en Indonésie, par contre, la question est plus épineuse. Cet exercice est adapté d’une fiction proposée par John Rawls dans Théorie de la justice (1971) : un principe est juste si n’importe qui peut y adhérer tout en ignorant tout de sa situation sociale et de ses talents réels dans la société… et du pays où il est né.

Pour l’économiste serbo-américain Branko Milanović, ce dernier facteur est le plus déterminant pour comprendre l’injustice mondiale. Dans Worlds Apart. Measuring International and Global Inequality (2005), il se base sur l’indice de Gini mesurant les inégalités de 0 à 100 points (0 représentant l’égalité parfaite), et fait le constat suivant : d’ici 2050, sur un score mondial de 70 points, pas moins de 60 points seront dus non pas aux inégalités de classe sociale, mais uniquement à celles de localité. Pour lui, une meilleure répartition de la richesse mondiale supposerait que les deux facteurs de production que sont le travail et le capital puissent se déplacer avec une égale liberté – or, seul ce dernier ne connaît presque pas de freins.

Face à ces inégalités, trois solutions sont souvent avancées : la redistribution des richesses, les aides au développement, et la migration. Selon  Milanović, seule la troisième est réaliste : il propose d’utiliser les flux de population pour rendre le monde, globalement, meilleur. Ça vous rappelle quelque chose ? Eh oui, on retrouve ici en substance l’article 3 de la loi sur l’immigration, tel qu’il avait été proposé l’an dernier par le gouvernement : « L’étranger qui a exercé une activité professionnelle salariée figurant dans la liste des métiers et zones géographiques caractérisés par des difficultés de recrutement [...] se voit délivrer de plein droit une carte de séjour temporaire portant la mention “travail dans des métiers en tension” d’une durée d’un an ». Se pourrait-il que sans le savoir, un débat en apparence partisan et franchouillard porte en lui la question de la justice internationale ?

La position de  Milanović s’appuie sur un raisonnement utilitariste très simple. Si l’on part du principe que le bien-être global consiste à minimiser les écarts de prospérité entre les nations, alors ouvrir les frontières sans conditions serait dommageable : les pays les plus pauvres se videraient de leur population, sans espoir de développement ultérieur. Idem pour la tentation de la fermeture absolue, compréhensible d’un point de vue économique mais injuste du point de vue de la réduction des inégalités mondiales. 

 

“La solution aux inégalités mondiales, selon Milanović ? Autoriser les flux importants de migrants... tant qu’ils ne font que travailler”

 

La solution de Milanović ? Autoriser les flux importants de migrants... tant qu’ils ne font que travailler. Ils bénéficieraient d’une « citoyenneté différenciée », garantissant uniquement les droits qui découlent du travail : par exemple, en France, la protection sociale et le salaire, mais pas le RSA. Et naturellement, ils seraient invités à rejoindre leur pays d’origine après un temps donné. Il imagine une « migration circulaire » réglementée par des accords multilatéraux à l’échelle internationale, comme c’est déjà le cas à Singapour ou au Qatar. Après tout, si on suit son raisonnement, il n’y a de « rééquilibrage » des égalités entre les pays que si les immigrés reviennent dans leur pays plus riches et formés. 

Cependant, il passe sous silence certains facteurs dynamiques, comme la santé ou la crise écologique. Que faire si un poste ne fait plus partie des métiers « en tension » au moment de l’expiration du titre de séjour, mais que le travailleur a entamé un traitement long contre le cancer – auquel il aurait droit, en tant que cotisant à la Sécu ? Et si le réchauffement climatique a entre-temps rendu son État invivable ? Autant de casse-tête qui montrent les limites d’une approche utilitariste globale de la justice.

On peut également questionner la pérennité de la logique sous-tendant ce recours aux migrations sélectives : un secteur en tension à un instant t ne le sera plus dès lors qu’il pourra faire venir autant de migrants que nécessaire. Si la tension se définit par un manque, alors elle disparaît dès qu’elle est comblée. On n’aurait plus qu’à renvoyer chez eux les migrants à la fin de leur titre de séjour… jusqu’à ce que le secteur soit de nouveau en tension !

Enfin, on peut interroger la vision purement fonctionnelle que charrie cette position : peut-on encore dire que le travail n’est qu’une pure transaction sans attache identitaire ? Après vingt ans passés dans un pays à bâtir ses ponts, s’occuper de ses vieux, cuisiner ses poke bowls, ces travailleurs jetables n’auront-ils pas contribué à construire ce pays – au même titre qu’un citoyen lambda qui ne rêve que de semaines de quatre jours et de formations de coaching ?

 

Puisqu’on est sur l’international, faisons un petit zoom sur l’Argentine – ou plutôt, un gros zoom jusqu’à l’intérieur de la caboche de Javier Milei, le président nouvellement investi. Pour mieux comprendre son programme « paléo-libertarien », on plonge dans la pensée de son maître spirituel, Murray Rothbard.

Et si paléo rimait aussi avec bureaux ? Car parfois, le monde du travail sent encore un peu l'homme préhistorique… La sociologue Haude Rivoal, spécialiste de la masculinité, nous montre comment les valeurs viriles continuent d’irriguer cet espace professionnel pourtant mixte.

Pour que votre fête d’entreprise ne sente pas le renfermé, il vous faut du champagne, de la bonne musique… et les conseils de Philonomist ! On vous dévoile les secrets d’une ambiance festive.

Secrets, astuces, ficelles du métier : il y a tant de choses qu’on ne peut transmettre que dans l’échange interpersonnel. Mais au-delà d’un transfert de compétences, la transmission permet surtout de construire du collectif.

 

Bonne lecture !

Apolline Guillot

 

Photo © Unsplash 
13/12/2023