Chère lectrice, cher lecteur,

Des fresques du climat aux fresques du sexisme, de la biodiversité ou du numérique, en passant par les ateliers sur le bien-être au travail ou la santé mentale, il y a une chose que les organisations adorent : sensibiliser. J’en suis la preuve vivante, puisque j’interviens régulièrement en entreprise pour sensibiliser les salariés aux enjeux philosophiques liés à l’intelligence artificielle. L’idée derrière la sensibilisation est simple : donner l’information choc ne suffit pas, il faut la répéter aussi souvent que possible et sous des formats ludiques. Au bout d’un moment, la personne finira par changer ses comportements et ses habitudes mentales sans effort et sans douleur. Mais que veut dire notre obsession pour la sensibilisation ? Et quelles sont ses limites ?

Le choix de ce terme n’est pas anodin. Si l’on parle de « sensibilisation » et pas de « rationalisation », c’est peut-être que notre société est devenue radicalement empiriste. Selon cette théorie, l’être humain est une « table rase » sur laquelle viendraient s’inscrire des impressions, nous donnant ainsi accès au monde. Le philosophe David Hume, dans son Traité de la nature humaine (1739), explique que même nos idées les plus abstraites et rationnelles sont des sous-produits de ces impressions. « Une impression frappe d’abord nos sens […]. De cette impression, l’esprit fait une copie qui reste après la disparition de l’impression ; c’est ce que nous appelons une idée. » Plus nous sommes exposés à certaines impressions, plus nous comprenons les idées qui y sont associées.

Lors de formations, il est courant de s’appuyer sur des extraits de vidéos, des exercices en groupe, des moments d’échange pour amarrer des idées abstraites à des expériences affectives. Ainsi, plus tard, le public pourra « réactiver » cette idée en se rappelant l’expérience associée. Mais présentée de cette façon, la sensibilisation s’apparenterait à un grossier dressage. Et après tout, vous pouvez bien aller tous les jours à une fresque sur le climat sans jamais commencer à trier vos déchets !

Bien comprise, la sensibilisation ne prétend pas s’en tenir à provoquer une réaction affective. Elle se donne pour ambition de dévoiler aux individus des pans entiers du réel. Le sens technique du mot est révélateur : en biologie, il désigne un processus par lequel un stimulus qui, auparavant, ne déclenchait aucune réponse particulière, acquiert ce pouvoir de déclenchement. L’exemple le plus connu, ce sont les plaques photographiques qu’on sensibilise dans un bain de nitrate d’argent acidifié pour qu’elles puissent réagir à la lumière.

 

“Mon expérience, c’est ce à quoi j’accorde mon attention”

—William James, philosophe

 

Le public qui vient assister à une conférence de sensibilisation aux violences faites aux femmes est donc là pour se préparer à recevoir des informations et des expériences auxquelles, sinon, il ne serait même pas réceptif. « Des millions de choses de l’ordre extérieur sont présentes à mes sens sans jamais entrer véritablement dans mon expérience, écrit William James, philosophe pragmatique et père de la psychologie moderne, dans ses Principes de la psychologie (1890). Pourquoi ? Parce qu’elles n’ont pas d’intérêt pour moi. Mon expérience, c’est ce à quoi j’accorde mon attention. » Bref, résume James, les empiristes avaient tort : « sans intérêt sélectif, l’expérience est un pur chaos ».

C’est là que la promesse initiale, à savoir transformer un public sans effort, est peut-être mensongère : un exercice de sensibilisation, pris au sérieux, peut être douloureux, dérangeant. You can’t unsee it, comme disent les Anglo-Saxons – une fois que tu l’as vu, tu ne peux pas ne pas le voir. Mais c’est aussi la limite de l’exercice. Peut-on changer une société entière en se contentant de la sensibiliser ? N’en faut-il pas un peu plus ?

L’objet de tous ces ateliers de sensibilisation, au fond, est de nous permettre de mieux vivre ensemble et de reprendre la main sur notre avenir commun. Cela suppose de s’entendre sur les normes gouvernant notre société, qui ne peuvent uniquement reposer sur des prises de conscience individuelles. Pour ce faire, nous pourrions saisir l’opportunité que nous offrent ces moments de sensibilisation pour ouvrir un espace de discussion démocratique, au sens que Jürgen Habermas donnait au terme. En démocratie, les membres délibèrent pour construire des normes auxquelles chaque membre peut adhérer non pas parce qu’il est « sensible » à tel ou tel problème, ni même « attentif » à telle réalité… mais parce qu’il comprend qu’elles sont rationnellement justes. Ainsi, il ne s’agit pas simplement de dévoiler le réel, mais de s’employer activement à le changer. Alors la sensibilisation, oui… mais pas sans délibération !

 

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Et soudain… la flemme se saisit de vous. Mais quelle flemme exactement ? Que dit cette paresse de votre rapport au monde ? Faites notre test pour le découvrir !

Bonne lecture, 

Apolline Guillot

Photo © Jaime Lopes / Unsplash
20/03/2024 (Mis à jour le 28/03/2024)