Chère lectrice, cher lecteur,

Avez-vous déjà été embarqué dans une discussion en ayant l’impression de ne servir à rien, mais d’être tout de même utile ? Moi, oui. Alors qu’on travaillait côte à côte, une amie avocate s’est soudain mise à pester puis s’est tournée vers moi : « Il y a un truc qui me chiffonne… », a-t-elle commencé, avant d’enchaîner sur un monologue de dix minutes entrecoupé de « mmh » légèrement perplexes de ma part. Elle m’a exposé l’histoire de l’affaire, de son client, ainsi qu’une série de détails techniques impossibles à comprendre pour une novice comme moi. Je n’étais à peu près d’aucune aide et je le voyais bien. Puis soudain, au milieu d’un raisonnement complexe, elle s’est interrompue : « Mais oui, c’est ça ! », avant de se confondre en remerciements et me glisser que je faisais un très bon « canard ».

Insulte à peine voilée sur mon timbre nasillard ? Surnom improbable et affectueux ? Que nenni ! Mon amie se référait ici à cette habitude qu’ont pris les programmeurs informatiques, qui consiste à corriger des erreurs dans des lignes de code en les expliquant à voix haute, ligne à ligne, à un canard en caoutchouc. La même fonction peut être remplie par autre chose qu’un jouet : votre animal de compagnie, votre nourrisson ignare, ou… la personne qui travaille à côté de vous et qui n’y connaît rien. Le caractère unilatéral de ce genre d’échanges vous rebute ? Réfléchissez-y à deux fois. Car il est possible que certains problèmes ne se résolvent qu’en parlant à voix haute et en faisant semblant d’être face à un interlocuteur. Cela a peut-être à voir avec la façon dont notre pensée fonctionne.

Très souvent, on se représente les mots qui sortent de notre bouche comme de simples outils de communication, qui viendraient étiqueter nos pensées pour les partager ou les mémoriser. Il y aurait d’ailleurs des pensées trop nobles ou complexes, pour être exprimées avec de vulgaires combinaisons de 26 lettres. Hegel, dans sa Philosophie de l’esprit (1807), s’attaque à ce mythe. « On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut c’est l’ineffable », c’est-à-dire qui ne peut pas s’exprimer par des mots en raison de son intensité. « Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement, reprend Hegel : car en réalité l’ineffable c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. » Voilà au passage de quoi faire redescendre sur terre tous ceux qui prétendent que leur pensée est trop « complexe » ou leurs problèmes trop subtils pour être expliqués. Comme le disait déjà Boileau en son temps, « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » !

 

“Vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée”

—Hegel

 

Mais Hegel va plus loin que Boileau : pour lui, la clarté de l’énonciation n’est pas seulement le symptôme d’une pensée rigoureuse, mais carrément sa condition. Hors du langage, impossible de penser, tout court. Vous pouvez par exemple ressentir de la colère, mais vous ne pourrez prendre conscience de cette colère qu’à partir du moment où vous l’aurez nommée précisément : rage, indignation, haine, énervement, fureur, frustration… « Nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective. » Et quelle forme est plus objective qu’une voix qui résonne haut et fort ? En transformant une idée en sonorités, on se rend compte de ce qu’on voulait vraiment dire. Au stade d’intuition informe, une idée ne vaut rien. C’est pourquoi, pour Hegel, « vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée ».

Attention, cependant, à ne pas vous lancer dans des logorrhées au moindre petit souci : le seul fait de parler ne résout rien, par lui-même. Hegel l’admet même volontiers : « sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. » Mais si cela vous arrive, c’est votre problème : « la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n’en est pas au mot ». Une pensée indéterminée et vide, c’est une pensée qui ne veut pas être comprise. Pour que la méthode du canard en caoutchouc fonctionne avec des collègues, il faut que s’installe un jeu d’imagination : faire comme si l’interlocuteur comprenait ce qu’on lui raconte et essayait de comprendre. En bon collègue et bon canard, vous avez donc le devoir de froncer les sourcils de temps en temps ou grogner de désapprobation quand vous sentez que la personne en face de vous est en difficulté.

Bien sûr, il y a au travail des moments où l’on peut réfléchir seul, un crayon à la main, et des moments où on a besoin d’avoir du répondant. Mais la prochaine fois que vous butez sur un problème épineux, demandez peut-être à votre voisin de bureau s’il ne veut pas faire momentanément partie de votre basse-cour hégélienne.

 

 

Même en écoutant Hegel, vous n’arrivez plus à réfléchir ? C’est qu’il est l’heure de la pause ! Apprenez à ne pas rater ce précieux moment de répit dans votre journée de labeur.

Du répit, on en a ce mois-ci : avec tous ses jours fériés, le mois de mai nous offre une expérimentation grandeur nature de la semaine de quatre jours. On en tire une réflexion sur l’empreinte de la religion sur la structure de nos semaines.

Le sociologue Olivier Alexandre a réalisé une enquête en immersion dans la Silicon Valley afin de comprendre l’esprit de ceux qui développent la tech mondiale. Entretien.

L’intelligence artificielle va-t-elle bouleverser le travail ? Pour y réfléchir, nous étions invités à l’antenne de France Culture hier. Retrouvez-nous dans le replay de l’émission Avec Philosophie ! Et ce soir à 22h35, nous serons également présents sur le plateau de l’émission C ce soir, sur la même thématique.

 

Bonne lecture, 

Anne-Sophie Moreau

 

Photo © Brett Jordan / Unsplash
17/05/2023 (Mis à jour le 01/06/2023)