Chère lectrice, cher lecteur,
C’est la semaine de la qualité de vie au travail ! Et n’espérez pas trinquer avec moi. Car s’il est un acronyme que je ne digère pas, c’est bien celui de « QVT ». Rabat-joie, objecterez-vous : pourquoi ne pas se réjouir de ce que les organisations prêtent attention au confort, au bien-être, à la sécurité de leurs salariés ?
À mes yeux, la diffusion massive de la QVT a tout d’un perfectionnisme mal placé, d’une croisade en plastique. Mon irritation tient à l’accent mis sur la notion de « qualité ». Dans l’Antiquité grecque, ce terme désigne les attributs accidentels d’une chose, par opposition à sa « substance », qui renvoie à ses caractéristiques essentielles. Aristote, dans ses Catégories, nous dit : « une seule et même substance, tout en conservant son identité, est encore capable de recevoir des qualités contraires ». Bouillante ou froide : l’eau reste de l’eau. De même, vous êtes commercial ou manager parce que, en substance, votre rôle est de vendre un produit ou de diriger une équipe. Que vous travailliez à distance ou en présentiel, dans des bureaux obscurs ou lumineux, quatre ou cinq jours par semaine : ce sont là des paramètres accidentels qui qualifient la substance de votre emploi. Ils s’y ajoutent et s’y soustraient, sans jamais l’altérer.
Là réside le problème : entendue comme l’amélioration des paramètres inessentiels au travail, la QVT apparaît comme une très mauvaise réponse à la crise du sens qui frappe le monde du travail. Se préoccuper du moelleux des fauteuils, du temps d’attente à la cantine ou de la politique de télétravail plutôt que de veiller à ce que chacun puisse se rendre utile et déployer ses talents, c’est mettre la charrue avant les bœufs. D’une certaine manière, la QVT bafoue les prétentions existentielles des salariés. Au besoin de sens – quatre Français sur dix envisagent de quitter leur job dans les deux ans pour un emploi qui a plus de sens, d’après une étude de 2022 pour l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) –, on répond en jouant sur des éléments accessoires. Ce genre d’initiative pourrait même faire office de cache-misère : soigne-t-on la forme pour étouffer le chaos du fond ?
À première vue, la QVT m’a d’abord évoqué un péché d’orgueil. Si l’on s’occupe de QVT, c’est que l’on en est déjà au stade du peaufinage, que les problèmes de fond sont déjà réglés. L’« obsession QVT » n’est d’ailleurs pas uniquement le fait des organisations : elle révèle aussi la contradiction des travailleurs modernes, dont la soif de sens ne suffit pas à reléguer au second rang des exigences matérielles comme le confort, la flexibilité, le télétravail… Du sens, oui, mais sous condition !
Il se trouve qu’en cherchant à mieux comprendre les tenants de la QVT, j’ai découvert que, loin de se cantonner à des artifices caricaturaux tels qu’une salle de sieste ou un team building à Ibiza, la QVT constitue un idéal très sérieux – pour ne pas dire démesuré. L’Anact y intègre : le sens ; le fait de se sentir utile ; le contenu stimulant des missions ; les perspectives d’évolution ; l’autonomie ; l’adéquation entre compétences et emploi ; le respect ; la rémunération ; l’équilibre vie personnelle / vie professionnelle. Autant de paramètres qui, au fond, ne visent rien de moins que… le bonheur au travail.
Et c’est précisément là que les ennuis recommencent ! Les artisans de la QVT deviennent des artisans du BT (bonheur au travail) qui s’ignorent. Et par là même, se retrouvent bien en peine, face à un problème que les philosophes peinent à résoudre : peut-on seulement prendre le bonheur pour objectif ?
“Personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut”
—Emmanuel Kant
Si le bonheur consiste à satisfaire tous ses besoins et inclinations, alors ses déclinaisons sont innombrables. Emmanuel Kant, dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), constate que « personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut ». Ce qui fait du bonheur un concept « indéterminé », dépendant de l’expérience de chacun. Il devient alors une idée flottante, « un idéal, non de la raison, mais de l’imagination », qui par suite logique, ne peut pas fonder quelque loi morale ou prescription pratique que ce soit. Tout chez l’homme aspire inexorablement au bonheur. S’il le rencontre, c’est aidé du hasard et non parce qu’il en a fait une quête. Aussi pour Kant, doit-on s’en tenir à observer le devoir moral clairement édicté par notre raison (pour le coup). Et par là même nous rendre, sinon heureux, du moins « dignes de bonheur ». Aucune liste exhaustive ne peut répondre à toutes les aspirations des salariés. Donnons plutôt à ces derniers les moyens de formuler leurs propres revendications, sans non plus les bercer de l’illusion que les satisfaire répondra une fois pour toutes à leurs inconforts existentiels.
Morale de l’histoire : les organisations, avec toute la bonne volonté dont elles sont capables, devraient se méfier de leur ambition excessive. Plutôt que de promouvoir des abstractions vastes et insaisissables, pourquoi ne pas s’en tenir à des objectifs plus modestes, mais bien réels, dont chacun puisse s’emparer ? À la semaine de la sérénité au travail, de la santé mentale au travail ou de la sécurité physique au travail, là, je trinquerais volontiers !
Comme c’est la semaine de cette fameuse QVT, on a fait un effort et on vous a tout de même préparé un petit dossier sur le sujet. De quoi réfléchir à ce que vous pouvez améliorer dans votre boîte – quand bien même vous auriez renoncé à trouver le bonheur au bureau !
Car le plaisir réside dans les petites choses : une paire de tongs en pleine canicule, par exemple. Ce choix vestimentaire n’est pas du goût de votre n+1 ? On vous explique pourquoi les pieds nus restent un repoussoir pour beaucoup d’entreprises !
Avec le réchauffement climatique, ce n’est pas simplement à l’élégance des petons couverts que l’on va devoir renoncer, mais à plein d’autres choses. Pouvons-nous apprendre à renoncer sans reculer ? C’est ce que pense le chercheur Alexandre Monnin, que nous avons interviewé.
Avec le développement de l’IA, c’est tout un tas d’activités professionnelles qui vont être remplacées, et auxquelles on va devoir renoncer. Quelle place, notamment, pour la créativité dans ce monde nouveau ? Le philosophe Luc de Brabandere et la femme d’affaires Patricia Barbizet en discutent dans ce cinquième dialogue issu du Sens de la tech (Philosophie magazine éditeur, 2023).
Bonne lecture,
Athénaïs Gagey