Où a-t-on le plus de chances de rencontrer son conjoint ? Au travail ! En 2018, 14 % des personnes en couple avaient fait la connaissance de leur moitié dans un cadre professionnel, d’après un sondage Ifop. Pourtant, on parle peu de ces couples qui travaillent ensemble. Comment les relations personnelles qui s’y nouent affectent-elles le travail ? Est-ce que l’amour au bureau rend le labeur plus efficace – et symétriquement, le travail partagé consolide-t-il la relation ? Nous en discutons avec la psychologue et thérapeute de couple Héloïse Galili.
Propos recueillis par Apolline Guillot.
Le travail est-il un catalyseur de relations de couple ?
Héloïse Galili : Quand on construit un couple, on crée une espèce de corps commun, rassemblant des valeurs et des expériences communes, dans une unité de temps et de lieu. Pour le couple travaillant ensemble, l’activité professionnelle peut jouer ce rôle de « matrice contenante », une sorte de protection invisible, qui à la fois protège et contient le couple, son énergie, sa libido. Elle donne un ensemble de choses à créer ensemble, l’occasion d’alliances à former. Se crée alors un mouvement de va-et-vient : d’un côté, le couple crée des valeurs communes, de l’autre ces valeurs se voient traversées par la manière de travailler, les expériences (positives ou négatives) partagées et même l’espace commun.
Mon sentiment, c’est que le couple au travail rencontre une simultanéité d’investissement intellectuel, corporel et émotionnel. Avec parfois une identification de l’entreprise à une forme de cocon : il y a des couples qui parlent ensemble de leur travail, et qui vont dire par exemple « quand on travaillait chez X… ». Là, le couple s’affilie à une marque, à une culture partagée, qu’il reconnaît comme sa matrice — au sens de son origine. On travaille « chez », comme si on avait toujours partagé un foyer, une maison.
“C’est toute l’activité qui se retrouve un peu érotisée, surtout au début”
Cette fusion déteint-elle sur le travail ?
Il peut y avoir une confusion entre l’entreprise commune, au sens de « notre travail », et le projet commun du « nous » face au « eux ». Souvent, c’est toute l’activité qui se retrouve un peu érotisée, surtout au début : on attend d’aller au travail à la fois pour voir l’autre et aussi pour travailler. Mais c’est assez normal, puisque tout lieu de travail est un lieu de projection d’un « idéal du moi ». Cette notion, qu’on retrouve notamment chez Freud, désigne cette projection narcissique fantasmée de soi-même, celui ou celle que j’aimerais être. Lorsqu’on travaille, on tend vers cette idée fantasmée de soi-même… valable aussi dans le rapport de séduction. On est en permanence en train de « performer » : on est performant, et on se montre aux autres.
Jusqu’où l’entreprise en profite-t-elle ?
On peut imaginer en effet qu’on reste plus longtemps dans l’entreprise quand on y a son conjoint. L’investissement émotionnel et libidinal dans le travail maximise souvent l’engagement temporel. Plus généralement, quand l’entreprise constitue le « tiers contenant » de l’union du couple, elle bénéficie de cet investissement discontinu même en dehors du temps travaillé. Le soir, le couple va parler du travail ; le partenaire sera plus compréhensif face aux problèmes rencontrés pendant la journée, proposera des solutions plus pertinentes… On a davantage de disponibilité psychique pour le travail !
Et cette disponibilité est profitable à l’entreprise, de manière quasi mathématique : on est à présent deux à réfléchir aux difficultés du quotidien. Si les griefs se rejoignent, si le couple commence à identifier des dysfonctionnements chroniques, il peut plus facilement les formuler… et éventuellement les résoudre. À condition que les problèmes ne soient pas si considérables qu’ils occasionnent une démission groupée !
“Quand le projet conjugal s’additionne au projet professionnel ou inversement, cela devient une sorte de ‘trouple’”
Est-ce que cette fusion rend le couple plus solide ?
Quand le projet conjugal s’additionne au projet professionnel ou inversement, cela devient une sorte de « trouple » [ménage à trois, ndlr] ! Le couple qui fonctionne, en général, a un projet commun, ou partage au moins un horizon de valeurs, une vision des choses. Les couples qui se forment au travail, en tous cas dans les moyennes ou grandes entreprises, ont en théorie tout ce qu’il faut pour constituer des alliances relationnelles solides.
En réalité, j’ai pu constater que cette représentation idéale du couple fusionnel solide, qui partage tout, peut parfois cacher des fragilités narcissiques ou de l’immaturité affective. Qu’est-ce qui fait que ces gens n’arrivent jamais à se séparer, concrètement ? Pourquoi ont-ils besoin de prolonger le lien à tout moment ? Ces liaisons sont facilement mises à l’épreuve face aux aléas de la vie, à l’irruption d’un tiers. À ce moment-là, la fusion peut exploser.
“Souvent, les parents pensent que l’enfant va se nourrir de cette fusion, mais ils en sont en réalité exclus”
Un tiers, c’est-à-dire ?
Je pense en particulier aux enfants : dans ces « trouples » entre travail et couple, l’arrivée de l’enfant peut être problématique. Le travail prenait déjà la place du tiers et l’enfant le sait. Certains enfants d’artisans, de bistrotiers, ou de n’importe quels couples engagé dans le même projet professionnel très prenant, ont pu parler du fait qu’ils se sont sentis délaissés, surtout quand le projet parental n’a pas été pensé indépendamment du projet professionnel. Souvent, les parents pensent que l’enfant va se nourrir de cette fusion, mais ils en sont en réalité exclus.
Quid du télétravail : est-ce qu’il rejoue les cartes du couple ?
En télétravail, les couples qui ne travaillent d’ordinaire pas ensemble sont soudain confrontés à l’identité sociale et professionnelle du conjoint. On peut sentir le stress de l’autre, l’entendre parler avec ses collègues, ses supérieurs, ses stagiaires… Là, soit on est séduit, soit on ne l’est pas. Dans tous les cas, le télétravail a pu permettre à certains couples d’échapper au présentéisme. Et donc de réinjecter dans le temps de travail, trop allongé, un peu de temps de couple – en s’autorisant un déjeuner à deux, par exemple. Bien sûr, cette fusion des temporalités comporte des risques : on peut se sentir étouffé, ne plus avoir d’espace pour soi. Mais je dirais qu’en général, ponctuellement, c’est une manière de voler quelques moments à la routine professionnelle !