Aussi bien sources d’inspiration artistique que vecteurs de ces œuvres, les nouvelles technologies du numérique sont inversement accusées d’avoir des effets délétères sur le développement cognitif humain – quand on ne craint pas tout bonnement que l’intelligence artificielle dépasse l’entendement humain. Technologie et créativité, quels enjeux pour demain ? Le philosophe Luc de Brabandere et la femme d’affaires Patricia Barbizet nous livrent un dialogue éclairant sur ce thème.
Cet article est extrait de l’ouvrage Le Sens de la tech, publié le 26 mai 2023 chez Philosophie magazine éditeur. Retrouvez le sommaire et l’ensemble des articles extraits de cet ouvrage sur le site de Philonomist. Pour commander le livre, c’est par ici !
La poule ou l’œuf ? La créativité ou la technologie ? A priori, facile : il faut un humain créatif pour inventer et ensuite développer de nouvelles technologies. Oui, mais… Quand la technologie devient suffisamment développée pour inspirer les hommes – et pour s’inspirer elle-même, voire pour être la source de son propre développement –, la réponse n’est plus si évidente. Sans parler même des effets délétères sur le développement cognitif humain dont les nouvelles technologies du numérique sont accusées…
Pour démêler les liens intriqués qui existent entre ces deux notions, nous avons fait se rencontrer Patricia Barbizet et Luc de Brabandere. La première, femme d’affaires accomplie, qui fut longtemps le bras droit de François Pinault, s’intéresse de près à l’art et aux artistes : elle a dirigé les prestigieuses ventes aux enchères Christie’s et préside aujourd’hui le conseil d’administration de la Philharmonie de Paris. Le second, philosophe d’entreprise, s’intéresse depuis longtemps à la technologie ainsi qu’à la créativité, qu’il distingue de l’innovation. Ils débattent ensemble de la poule et de l’œuf, donc ; trouvent des similarités aux entrepreneurs et aux artistes ; se demandent comment permettre à la créativité d’émerger au sein du collectif de travail ; et cherchent à inventer les formes de la créativité de demain.
Propos recueillis par Anne-Sophie Moreau.
Qu’est-ce que la créativité ?
Luc de Brabandere : Avant tout, j’aimerais faire la distinction entre l’innovation et la créativité. Je définis l’innovation comme la capacité de changer les choses, et la créativité comme la capacité de changer sa manière de voir les choses. Copernic n’a eu aucun impact sur le système solaire. Einstein n’a jamais changé le monde. Or ils ont tous deux changé la manière dont on pouvait le voir. L’innovation est possible sans créativité (il suffit de copier les idées des autres), et la créativité est possible sans innovation (prenez la science pure).
Patricia Barbizet : L’innovation s’inscrit dans une logique de résultat. Elle répond à un besoin ou à une attente plus ou moins formulé, en proposant une solution qui se veut plus satisfaisante qu’auparavant. L’innovation n’est donc pas un processus à sens unique : elle marque une interaction féconde entre une offre nouvelle et une demande supposée. Elle interagit ainsi avec son environnement, dans une logique d’efficacité et d’aboutissement.
La créativité est d’une tout autre nature : elle consiste en une capacité de projection sans objectif prédéterminé. De projection dans un imaginaire, un monde nouveau, une fiction. La créativité artistique est souvent l’apanage d’un seul ou d’un collectif restreint d’individus. Mais elle trouve ses racines dans un ensemble de souvenirs, d’impressions et d’idées, d’où surgit l’imagination, d’où surgit la nouveauté. Ce processus prend alors différentes formes, qui peuvent se faire écho d’un artiste à l’autre. C’est particulièrement vrai dans la musique : le compositeur compose, puis l’interprète exprime ce qu’il ressent de l’œuvre qui a été composée.
L’artiste est-il le seul à pouvoir faire preuve de créativité ?
P. B. : Tout le monde est plus ou moins créatif. La créativité est d’abord un mode de réflexion, un mode de pensée, voire un mode de vie. C’est une capacité à percevoir et à inventer le futur. Le futur de nos sociétés, de nos modes de vie, de notre économie. J’ai travaillé longtemps aux côtés d’un entrepreneur qui tentait en permanence d’imaginer le monde de demain. C’était une forme d’expression de sa créativité. Il avait un rapport très fort avec les artistes. Cela m’a fait prendre conscience d’à quel point ils avaient des sortes de capteurs du monde, une sensibilité à ce que le monde deviendrait. Les artistes sont souvent en avance sur leurs contemporains et leur temps, même ceux qui pratiquent des arts traditionnels.
“En entreprise, on a besoin et de la créativité et de l’innovation – mais au bon moment, en alternant entre les deux”
—Luc de Brabandere
L. B. : En entreprise, on a besoin et de la créativité et de l’innovation – mais au bon moment, en alternant entre les deux. Quelqu’un qui change tout le temps d’idée ne pourra rien produire. Or dans une entreprise, on est obligé de produire. Cela implique de figer temporairement sa vision des choses : si l’on veut qu’une idée porte ses fruits, il ne faut plus y toucher, et visualiser ce qu’on peut produire à partir de cette idée.
Cette logique de production qui règne dans les entreprises est-elle un frein à la créativité ?
L. B. : Pendant qu’on produit, le monde continue à évoluer. Et un jour, brutalement, on est obligé de changer sa manière de voir les choses. Et ce n’est pas facile. Prenez Renault. On en parle comme d’un « créateur de voitures ». L’entreprise sort sans cesse de nouveaux modèles. Mais est-ce cela, la créativité ? Quand j’avais 20 ans, en mai-68, on voyait cette phrase inscrite sur les murs : « Plus ça change, plus c’est la même chose. » C’est exactement ce qui se passe chez Renault : « Plus je sors de nouvelles voitures, moins je change. Je suis et reste un créateur de voitures ! » Il serait peut-être plus difficile pour Renault de construire une machine à laver que pour un constructeur lambda qui ferait des voitures n’importe comment, car ce dernier aurait pour avantage de ne pas s’être musclé dans une posture.
P. B. : L’écueil, c’est de mal nommer les choses. Souvent, on croit qu’on innove, alors qu’on ne fait que répéter le même modèle. Je voudrais même aller plus loin : la technologie innovante n’est pas seulement celle qui propose une nouveauté. C’est celle qui participe à la construction d’un monde meilleur. C’est celle qui se place au service du développement humain, pour mieux vivre ou pour répondre à l’impératif de transition écologique par exemple. Même si, bien sûr, aucune innovation n’est neutre et que tout dépend de l’usage qui en est fait.
L. B. : Exactement. Je suis frappé de constater à quel point on nomme mal les choses, notamment lorsqu’il s’agit de nouvelles technologies. On parle de « voitures autonomes ». L’autonomie, c’est, pour une province ou un pays, le droit d’édicter ses propres lois. Imaginez que l’automobile puisse choisir ses propres lois ! En réalité, nous produisons des voitures automatiques, et non pas autonomes. Cela n’a rien à voir !
“L’artiste s’approprie certaines technologies pour révéler et donner une forme artistique à son intuition”
—Pascale Barbizet
La technologie nourrit-elle la créativité ?
L. B. : Oui, et d’ailleurs à chaque nouvelle technologie il y a une nouvelle génération d’artistes. Le premier film des frères Lumière n’était pas un film, il montrait simplement des ouvriers sortir de leur usine. Le premier film digne de ce nom n’a pu être réalisé que par un artiste qui s’est détaché de la technologie.
P. B. : Dans les arts, le recours à la technique contribue à la créativité. Cette démarche n’est pas nouvelle. Les peintres ont pu peindre différemment le jour où on a inventé de la peinture qu’ils pouvaient emporter dans un champ, leur permettant de voir et surtout d’exprimer le monde différemment. L’artiste s’approprie certaines technologies pour révéler et donner une forme artistique à son intuition. La photographie ou le cinéma en témoignent. Les applications artistiques de la technologie sont de plus en plus nombreuses, ce qui pose en sous-texte pour l’artiste le problème de l’appropriation.
L. B. : Tout à fait. Le peintre David Hockney, qui a maintenant 84 ans, a commencé à peindre avec un iPad !
P. B. : Les moyens techniques, même simples, continuent d’irriguer et de renouveler les expériences artistiques. Des éclairages peuvent transformer et magnifier une représentation. Je pense par exemple à une création scénique récente de Laurence Equilbey et de David Lescot intitulée Mozart, une journée particulière. Par des jeux de lumière et des effets de transparence, le public était transporté, plus de trois siècles plus tôt, dans le quotidien si singulier du compositeur. La technologie fait évoluer l’ensemble des arts. Ici, elle se met au service d’un monde passé qu’elle régénère. Là, elle peut introduire des ruptures.
L. B. : Prenez les Beatles avec Sgt. Pepper’s : ce fut la première fois que des gens se sont dit qu’ils pouvaient faire une musique qu’il n’y avait jamais eu avant, grâce à des machines.
P. B. : Absolument, ou avant eux le compositeur Iannis Xenakis. Cet ingénieur polytechnicien, passionné de mathématiques, mais aussi architecte et compositeur, est parvenu dans l’après-guerre à réunir ses nombreux talents techniques et créatifs. Son œuvre orchestrale Metastasis, d’une dizaine de minutes, repose ainsi sur des procédés mathématiques. D’autres pionniers avaient ouvert la voie aux musiques électroniques dès le début des années 1950. Mais, subitement, la rupture de la création fait qu’une personnalité singulière telle celle de Xenakis rend évident ce qui ne paraissait jusqu’alors que comme un champ d’expérimentation.

Patricia Barbizet © Magali Delporte pour Philonomist
L’artiste sent-il le caractère disruptif d’une technologie avant l’entrepreneur ?
P. B. : Si c’est dans son art, oui. La réalité immersive a probablement été appréhendée plus vite par certains artistes que par les entreprises, car elle ouvre la perspective d’une créativité sans limites et déconnectée de toute réalité. Les technologies immersives autorisent une créativité hors du temps et hors des lieux, débarrassée des contraintes physiques. Par exemple, les expériences « Éternelle Notre-Dame » et « L’Horizon de Khéops », conçues par l’entreprise française Emissive, immergent le public dans l’Antiquité ou le Moyen Âge. Le secteur du luxe se l’approprie désormais, en créant des avatars habillés de tenues. Sur la plateforme Roblox, relevant du métavers, la marque Gucci a ainsi organisé un « Gucci Garden » permettant de promouvoir et de vendre des articles virtuels exclusifs. Mais n’opposons pas les artistes et les entreprises, il n’y a pas de compétition : chacun s’approprie les technologies différemment.
“La créativité est la condition sine qua non pour relancer l’innovation”
—Luc de Brabandere
L. B. : L’artiste est évidemment plus libre, car il n’a pas à présenter de résultats financiers. Ce qui lui permet d’amener la technologie plus loin. Dans un premier temps, on aborde une nouvelle technologie avec des modèles mentaux anciens. La tendance naturelle de l’être humain, c’est d’ajouter à l’existant. Personne n’a jamais inventé le vélo : le premier engin qui lui ressemblait, le vélocipède, était un outil pensé pour que les pieds aillent plus vite ; puis un jour dans une descente quelqu’un s’est dit « mais en fait je n’ai plus besoin de mes pieds ! », et c’est comme ça que le vélo est né.
Les premiers wagons de chemin de fer avaient dix portes, parce que le modèle mental de l’époque était la diligence, qui avait deux banquettes et deux portes. J’aime prendre l’exemple du pétrole : quand on l’a découvert dans les années 1860, on a commencé par le brûler. On le voyait comme du charbon amélioré. La véritable révolution du pétrole, c’est trente ans plus tard, quand on a pensé à le faire exploser et à le transformer.
L’innovation se fait dans un cadre donné, auquel on ne peut toucher dans un premier temps, sans quoi on ne fait rien du tout. Il faut donc à un moment un autre cadre, et ce nouveau cadre, c’est la créativité qui l’amène. L’innovation est condamnée à se fatiguer. Chez Gillette, quand les ventes chutent, on ajoute une lame ! Mais, à un moment donné, on arrive au bout. Chez Bic, ils se sont dit : « Au fond notre métier, ce n’est pas l’écriture, c’est le jetable. » Ils se sont donc mis à produire des rasoirs. La créativité est la condition sine qua non pour relancer l’innovation.
P. B. : Et réciproquement d’ailleurs. Ce nouveau cadre permettra de développer des innovations qui nourriront le prochain saut créatif. Les deux vont de pair et chacun se renforce grâce à l’autre.
L. B. : Tout à fait, c’est pourquoi j’ai sous-titré mon livre dédié à la transformation digitale Comment (re)découvrir l’art du zigzag (Petite Philosophie de la transformation digitale, Manitoba, 2019). Gaston Bachelard a montré qu’il n’y avait pas de continuité de la bougie à l’ampoule, car pour passer de l’une à l’autre, il faut casser cette hypothèse de travail qui dominait depuis deux mille ans : si je veux éclairer, je dois brûler. Pour inventer l’ampoule, il a fallu changer d’hypothèse et se demander : « Mais est-ce qu’on ne pourrait pas éclairer en empêchant quelque chose de brûler ? » Edison a dit qu’il avait inventé cinq cents manières pour ne pas faire une lampe. Donc certes, d’une certaine manière l’ampoule ressemble à une lampe à pétrole, mais dans la réalité c’est mentalement inaccessible de passer de l’une à l’autre : on doit faire le zigzag !
“Les procédures protègent les grands groupes contre les risques, mais elles freinent fortement l’innovation”
—Pascale Barbizet
On accuse souvent les grands groupes de tuer la créativité en interne. Pourquoi ?
P. B. : Les salariés des grandes entreprises sont tout aussi créatifs que les autres. Les grandes organisations, souvent très créatives dans leur métier, ont parfois tendance à étouffer les initiatives. Cette situation résulte principalement des procédures. Elles sont un atout exceptionnel, car elles protègent les grands groupes contre les risques, mais elles freinent fortement l’innovation. Les règles, les contrôles et les process sont trop lourds pour une start-up. C’est le syndrome de la pierre qui écrase la puce !
Les groupes s’en sont d’ailleurs aperçus et ont pour beaucoup d’entre eux décidé de concevoir de façon interne des digital factories. Il s’agit de créer des endroits spécifiques, en dehors de l’entreprise, où il n’y a que des jeunes start-up à qui l’on donne les moyens de démarrer un projet en leur fixant un objectif précis. Grands groupes et start-up, chacun dans son univers, ont ainsi trouvé le moyen d’avoir le meilleur des deux mondes : d’un côté la créativité et la rapidité sans trop de contraintes, de l’autre la possibilité d’intégrer et d’accompagner l’innovation dans son déploiement technologique, financier et organisationnel.
L. B. : Le problème des grandes entreprises, c’est qu’elles émettent des injonctions paradoxales : dire à quelqu’un d’être créatif, c’est lui donner une règle qui consiste à ne pas suivre les règles !
Comment accompagner la créativité des jeunes entrepreneurs ?
P. B. : L’écoute et la liberté sont des atouts essentiels pour accompagner la créativité des jeunes entrepreneurs. Il s’agit de les encourager à faire émerger et concrétiser leurs idées. Il faut les orienter vers les bonnes questions et, le cas échéant, les réorienter. Et bien sûr leur donner des contacts pour les faire progresser. L’aspect collectif est crucial : les entrepreneurs travaillent le plus souvent en réseau pour se nourrir du dialogue avec autrui. Cet esprit collectif repose de mon point de vue sur un trait humain : ceux qui ont des idées aiment les partager. Ils acceptent d’autant plus de les partager qu’ils savent qu’ils en auront d’autres !
“Ce sont deux métiers différents que d’avoir beaucoup d’idées et de savoir choisir les bonnes”
—Luc de Brabandere
L. B. : Ce sont deux métiers différents que d’avoir beaucoup d’idées et de savoir choisir les bonnes. Je crois beaucoup aux tandems. Ce n’est pas un hasard s’il y a tant de frères qui innovent à deux, comme les frères Lumière. Jules Verne dit qu’il ne serait pas devenu Jules Verne sans son éditeur dénommé Hetzel, qui était seul capable de lui dire si son dernier roman était trop long ou ressemblait trop au précédent. J’ai travaillé dans le groupe Accor, où j’ai été fasciné par l’articulation entre ses fondateurs Paul Dubrule et Gérard Pélisson : l’un partait dans tous les sens, l’autre lui disait « ça suffit » ! C’était très amusant de les voir interagir. Dans les labs, on permet justement la rencontre entre ceux qui ont des idées et ceux qui savent repérer les bonnes.
P. B. : Il y a en effet celui qui a beaucoup d’idées et celui qui sait faire en sorte qu’elles aboutissent. L’un amène le « quoi », l’autre le « comment ». Tel fut le cas de ma relation avec François Pinault, qui avait une vision très prospective. Il donnait l’objectif, et j’avais la charge de dire par où on allait passer pour y parvenir. J’ai constaté, au fil des ans, que les discussions ou négociations d’entreprises achoppent souvent car on se concentre trop sur le point de départ : on passe trop de temps à constater les différences. De mon expérience, ça marche mieux quand on développe une vision, des objectifs précis, et qu’on part en quelque sorte du point d’arrivée.
L. B. : Reste à savoir comment on connaît le point d’arrivée…
P. B. : C’est justement là qu’on a besoin du créatif !
L. B. : On appelle « induction » la pensée qui part du point d’arrivée. La difficulté, c’est qu’il n’y a pas de science de l’induction. L’intuition prend un risque : on ne peut pas déterminer avec certitude si le point d’arrivée sera le bon.
“La créativité a une logique, mais on ne la comprend qu’après”
—Luc de Brabandere
L’intuition de l’entrepreneur est-elle comparable à la créativité de l’artiste ?
P. B. : Les intuitions sont des formes de créativité parce qu’elles partagent une origine commune : la sensibilité. Les expériences sensibles conduisent à l’intuition, à ce « pressentiment qui nous fait deviner ce qui est ou doit être », comme disait Balzac. L’intuition ne repose donc pas sur la logique déductive, cela est vrai pour l’entrepreneur comme pour l’artiste. En revanche, leurs intuitions sont de nature différente car leurs finalités sont différentes. L’intuition de l’entrepreneur est utilitariste, elle est au service d’une cause : l’objet social de l’entreprise. L’intuition de l’artiste n’a pas cette fonction utilitariste ; elle trouve sa concrétisation dans l’œuvre qui est dévoilée aux spectateurs.
L. B. : Il y a une énorme différence entre créativité et intuition. La créativité a une logique, mais on ne la comprend qu’après. D’ailleurs, on dit souvent : « Mais pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? » Lorsque j’étais enfant, les valises n’avaient pas de roulettes, alors que cela nous a semblé évident par la suite. Il n’y avait pourtant pas besoin d’être un Prix Nobel pour y penser ! Le problème de la créativité, ce n’est pas qu’elle est illogique, mais qu’on n’a pas la bonne logique à disposition. L’intuition, c’est très différent : même après, on n’en comprend pas la logique.
P. B. : La bonne idée ne se déduit pas forcément des technologies en présence.
L. B. : Je dirais qu’aucune idée sur cette terre n’est née bonne.
P. B. : Là-dessus, je suis absolument d’accord avec vous.
L. B. : L’intuition et la créativité produisent du neuf, jamais du bon. Il y a toujours deux temps. Avant de pouvoir dire si une idée est bonne, il faut d’abord accepter la nouveauté de l’idée, le fait qu’elle me trouble un peu et que j’en ai un peu peur. Ensuite, il y a deux postures possibles : le « oui mais », ou le « oui et ». La seconde offre une chance d’arriver à la bonne idée. Or ce sont des postures incompatibles : si je cherche une nouvelle idée et me demande en même temps si elle est bonne, ça ne marche pas. C’est comme si je freinais et accélérais en même temps ! Quand on anime une session de créativité de groupe, il faut savoir sur quel mode on est : la divergence ou la convergence. Sans quoi la réunion risque d’être fort décevante.
“Les plus créatifs ont la capacité de capter tous les éléments de ce qu’ils voient et perçoivent, et de les transformer”
—Pascale Barbizet
P. B. : Les plus créatifs ont la capacité de capter tous les éléments de ce qu’ils voient et perçoivent, et de les transformer en se demandant : « qu’est-ce que je peux en faire ? », « qu’est-ce que je peux en penser ? », « qu’est-ce que je peux en dire ? ». Il me semble que c’est là un état d’esprit tout à fait singulier. Un état d’esprit probablement inné mais qui est savamment entretenu par les créatifs. Un état d’esprit fécond, car il transforme un sentiment en création.
L. B. : C’est tout à fait ça. Il faut « capter », ce qui implique d’être ouvert, de regarder ailleurs. Alors que la pensée logique est déductible, l’intuition fonctionne souvent par analogie. J’aime beaucoup l’histoire de Lavoisier, dont on a retenu la formule : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Il travaillait comme comptable, d’où sa manière de penser ses cahiers de chimie qui étaient structurés comme un bilan. La pensée analogique n’est pourtant pas un outil de décision : ce n’est pas parce que votre concurrent fait un truc que vous devez le faire. Le fait qu’il fasse quelque chose de différent doit vous amener dans un premier temps à vous demander à quoi cela vous fait penser, puis dans un second temps à vous demander : « Et moi alors, je fais quoi ? »
“La matière formatée assèche la capacité des enfants à construire leur propre imaginaire”
—Pascale Barbizet
On reproche souvent à la technologie d’assécher la créativité, notamment celle des enfants. Faut-il limiter leur accès à la technologie ?
P. B. : Toute technologie a ses limites, en particulier pour les enfants. La créativité a besoin de rêve et d’imagination. Les enfants qui regardent en permanence les mêmes dessins animés sur un écran ne seront pas créatifs. La matière formatée assèche la capacité des enfants à construire leur propre imaginaire. Pour le stimuler, au contraire, il faut qu’ils lisent des livres, jouent dans la rue, regardent les papillons… On ne se fait pas la même représentation à partir d’un livre ou d’un film : j’ai eu la chance de lire Autant en emporte le vent avant de voir le film et j’en ai au fond conservé deux images différentes, j’ai mes deux Autant en emporte le vent. Le cerveau se développe tellement vite entre 0 et 6 ans qu’il faut en profiter pour activer toutes les zones qui auront besoin de capteurs. Il y a donc bien des limites à l’utilisation exclusive trop longue d’une technologie.
En revanche, chaque innovation apporte aussi quelque chose de différent. Ça a été vrai de la photo, de la télévision, du cinéma. Parce qu’à un moment donné la technologie porte aussi en elle une œuvre artistique, une œuvre d’imagination qui est créée selon ses nouvelles règles. La narration cinématographique est devenue un art quand elle s’est approprié le médium et qu’elle en a fait quelque chose qui répondait à des critères, à une histoire, à un rythme, à une utilisation de tous les moyens. C’est bien l’utilisation de la technologie – et non l’observation passive – qui donne à un enfant ou à un adulte la capacité de se projeter dans un autre monde et de faire valoir son imaginaire à partir de quelque chose qu’il raconte avec des moyens différents.
“Est-ce nous qui utilisons internet ou est-ce internet qui nous utilise ?”
—Luc de Brabandere
L. B. : Je dirais qu’il ne faut pas laisser les enfants seuls face à des écrans. Le tout premier livre que j’ai lu sur le sujet, Jaillissement de l’esprit. Ordinateurs et apprentissage de l’informaticien Seymour Papert, date d’il y a quarante ans [1980 en anglais, ndlr]. À la fin du livre, il posait la question : « Qui programme qui ? » Est-ce l’enfant qui actionne des trucs dans l’écran avec sa souris ou bien est-ce l’écran qui, par des messages, fait en sorte que l’enfant actionne ci ou ça ? C’est valable aujourd’hui : est-ce nous qui utilisons Internet ou est-ce Internet qui nous utilise ? Il faut répondre à cela de manière catégorique : c’est l’enfant qui programme la machine, c’est l’homme qui utilise l’outil, et pas l’inverse.
Cependant, il est impossible d’édicter des règles générales concernant la technologie. Lorsqu’on se demande s’il faut du confort pour nourrir la créativité, on peut répondre par oui ou par non. Idem lorsqu’on se demande s’il vaut mieux être seul ou en groupe pour être créatif, ou s’il faut des connaissances pour inventer quelque chose de nouveau. De même, il est impossible de répondre de manière catégorique à la question : « La technologie, c’est bien ou mal ? » J’ai envie de dire que c’est bien et mal. Internet, c’est à la fois bon et mauvais ; tout dépend de ce qu’on en fait. On ne peut pas se défausser : on a reçu là quelque chose d’incroyablement puissant et dangereux en même temps. Aux parents, aux professeurs ou aux grands-parents de prendre leurs responsabilités !
P. B. : L’accompagnement est très important. C’est vrai pour les enfants comme pour les adultes. Même lorsque l’on est seul, le dialogue avec soi-même est fertile. Car ce dialogue implique une évolution du regard sur soi ou sur le monde. Nous retrouvons là le rôle de « capteurs » des artistes que j’évoquais à l’instant.

Luc de Brabandere © Magali Delporte pour Philonomist
Quel est le propre de l’expérience esthétique, et comment la transmettre ?
P. B. : Le propre du spectacle est justement d’être vivant. L’esthétique repose sur l’utilisation de moyens artistiques pour exprimer quelque chose. Pour révéler une conception du monde. Pour dévoiler l’une de ses facettes. C’est le rôle du metteur en scène ou du plasticien que d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour dire quelque chose de manière différente. Cette esthétique prend des formes aussi variées qu’il existe de formes d’art. Il y a une esthétique de la langue, une esthétique de la composition, une esthétique de la mise en scène, etc.
L. B. : Quand on parle d’esthétique, je pense toujours à Schopenhauer. Le philosophe disait qu’il y avait deux formes de souffrance, qui s’articulent autour de l’envie et de la possession. La première, c’est de ne pas avoir ce qu’on désire. La seconde, qui est beaucoup plus grave, c’est de ne plus désirer ce que l’on a. Pour Schopenhauer, la seule manière de sortir de cela, c’est de désirer ce que l’on a, ce qui est paradoxal. Et la seule solution pour désirer ce que l’on a, c’est l’esthétique. Rien de pire que de s’ennuyer avec une bouteille de champagne ! Mieux vaut cultiver le plaisir du beau.
“C’est la magie du spectacle : éprouver quelque chose en commun”
—Pascale Barbizet
Que recherche-t-on lorsqu’on va voir un spectacle ?
P. B. : On y va pour plusieurs raisons. D’abord pour saisir ce que l’artiste, le metteur en scène ou les interprètes du moment exprimeront d’une œuvre. Ensuite pour le collectif. C’est ce qui a été tellement difficile pendant le confinement : cette dimension collective a été perdue. Prenez le cinéma : alors même qu’on pourrait voir un film chez soi, on se rend dans une salle remplie de gens qui sont là exclusivement pour la même chose. Lorsque le noir se fait, il se passe quelque chose. C’est une tout autre puissance de partage des ressentis que lorsqu’on regarde une vidéo sur son écran.
Il en va de même dans le spectacle vivant : il y a du vivant sur la scène, et du vivant dans la salle. Les grands festivals, les grandes salles permettent une communion et un partage avec des gens que l’on ne connaît pas. C’est la magie du spectacle : éprouver quelque chose en commun. On le voit bien aujourd’hui dans notre monde post-Covid : la difficulté à remplir les salles de cinéma ou les salles de spectacle correspond à un malaise plus général de la société, amplifié par la pandémie. Les usages plus individuels que collectifs ont généré des transformations profondes.
Les technologies de captation peuvent-elles reproduire cette magie à distance ?
P. B. : Il existe de formidables initiatives permettant de diffuser la culture auprès d’un large public. C’était particulièrement vrai durant le confinement : les rediffusions de spectacles ont été un lien, un trait d’union, avec la vie. Beaucoup de concerts de la Philharmonie ont été filmés. Cela permet de créer ou de recréer un lien particulier entre la salle et son public, y compris avec un nouveau public, plus occasionnel. Les technologies permettent de former une communauté, unie autour de moments de partage.
L. B. : Je me souviens du concert du nouvel an à Vienne. L’orchestre a joué Le Beau Danube bleu devant une salle complètement vide, avec tous les musiciens, comme s’il y avait deux mille personnes.
P. B. : Mais il y avait des millions de personnes qui regardaient à distance !
L. B. : Le chef d’orchestre a pris la parole et parlé de l’importance des concerts. C’était très fort, malgré la distance.
“La partie déductive de l’intelligence est très bien maîtrisée par les machines, mais la créativité, non”
—Luc de Brabandere
La technologie elle-même, par exemple l’IA, peut-elle ou pourra-t-elle un jour faire preuve de créativité ?
L. B. : Je ne pense pas. Je crois qu’on ne devrait pas utiliser l’expression « l’intelligence artificielle » ; on devrait parler d’une intelligence artificielle. Un médecin, un avocat ou un consultant peuvent se faire aider d’une IA, mais l’IA en général n’existe pas. Le terme « intelligence » est apparu il y a deux siècles, lorsqu’on a fait des premières recherches pour inventer le quotient intellectuel. À l’époque, l’homme intelligent était celui qui savait faire des mathématiques. Après la guerre, on a remis en cause cette vision en s’intéressant aux intelligences multiples. Aujourd’hui, on est tenté de remettre l’intelligence au singulier, et c’est dommage.
La partie déductive de l’intelligence est très bien maîtrisée par les machines, mais la créativité, non. Je ne vois pas comment on pourrait programmer l’intuition, et c’est pourquoi je pense qu’on ne la trouvera jamais chez les machines. En fait, le mouvement premier de la pensée, c’est l’oubli. Il y a une nouvelle de Borges qui s’appelle Funes ou la Mémoire, et qui raconte l’histoire d’un homme qui a une mémoire infinie. Ce personnage réalise qu’il ne sait plus penser parce qu’il se souvient de tout. L’oubli est essentiel à la pensée, or on ne peut pas le programmer. L’IA ne peut pas oublier, elle ne peut donc pas penser.
“Affirmer que l’IA est un levier de créativité ne signifie pas pour autant que l’homme qui a conçu l’IA est dépassé par sa création”
—Pascale Barbizet
P. B. : Je suis un peu moins catégorique que vous sur l’IA. Parmi ses nombreuses applications, elle permet notamment d’accroître la créativité, de concevoir, et propose de nouvelles façons d’accéder au monde. Certaines œuvres qui seront le produit de la technologie n’auraient pas existé autrement. Mais affirmer que l’IA est un levier de créativité ne signifie pas pour autant que l’homme qui a conçu l’IA est dépassé par sa création. Les nouvelles formes d’art numérique que nous voyons émerger le montrent.
Prenons l’exemple du collectif français Obvious. Les trois artistes et chercheurs du collectif recourent à l’IA comme outil de création. Les algorithmes qu’ils écrivent créent des œuvres d’art inédites. Nous aboutissons là à une double création : création de l’homme, qui façonne l’IA, et création de l’IA, dérivée de l’esprit humain, qui fait apparaître une œuvre nouvelle. L’IA représente une mutation considérable. Nous assistons donc à la fabrication d’un produit d’imagination par délégation. Le résultat artistique demeure l’expression d’une imagination, d’une impression et d’une sensibilité particulières. Ce sont les modalités d’expression de ces sentiments qui sont appelées à évoluer grâce à la machine.
L. B. : Il restera toujours le problème d’écrire l’algorithme. Je ne vois pas un algorithme qui puisse s’écrire lui-même. Il y a toujours des prémisses de départ, un élan. Comment serait le monde si tous les algorithmes étaient programmés par des femmes ? Mais qui peut donner l’élan ? Pour moi, il y a deux limites à l’IA. Une limite technique, la créativité, et une limite philosophique, la responsabilité.
