Chère lectrice, cher lecteur,
L’autre nuit, j’ai rêvé d’une collègue. Je la retrouvais par hasard dans un bar ; nous engagions la conversation. D’un air sévère, elle m’indiquait que je devrais éviter de parler autant de ma vie personnelle au bureau. Manquant le point central de son reproche, je me lançais alors dans une explication-fleuve de pourquoi ma vie était si compliquée que je ne pouvais m’empêcher d’en parler. Tout ceci était oublié au réveil, mais en saluant ladite collègue à son poste de travail, le rêve m’est brutalement revenu en mémoire. Gênée, j’ai évité son regard et fui toute forme d’interaction. Mais d’où vient ce malaise qui m’a saisie à chaque fois que je l’ai croisée ce jour-là ? Après tout… ce n’est qu’un rêve, non ?
Visiblement, ce n’est pas le contenu de son reproche qui m’a touchée, vu que je suis en train de raconter ma vie onirique à une foule de lecteurs inconnus – dont mes collègues qui ne manqueront pas de me tanner pour savoir qui était le sujet de mon rêve. Et l’on trouvera dans ma résistance à leur faire cet aveu une première explication à mon malaise : admettre que l’on a rêvé de quelqu’un, pour nos esprits biberonnés à la psychanalyse de comptoir, c’est laisser planer le doute que ce rêve reposait sur une attirance sexuelle, assumée ou non – de quoi alimenter les ragots à la machine à café. Mais en l’occurrence, croyez-moi si vous le voulez, je ne pense pas nourrir de fantasme refoulé pour cette collègue. Il me faut donc chercher des réponses ailleurs que dans mon dictionnaire freudien.
Quand je croise ma collègue ce matin-là, le souvenir de son sévère double onirique se télescope avec l’image de celle qui me salue aimablement. Et c’est dans cette confusion entre le rêve et la réalité que je trouve mon deuxième élément de réponse : l’espace d’un instant, je ne sais plus où est le réel. « Les rêves les plus traîtres, ceux que l’esprit se trouve le plus exposé à confondre avec la réalité sont les plus brefs et les plus anodins », remarque l’écrivain Roger Caillois dans son essai L’incertitude qui vient des rêves (1956). Cette conversation avec ma collègue a-t-elle vraiment eu lieu ? Au moment où le souvenir surgit dans ma mémoire, il ne s’agit que de cela : un souvenir. « Est-il souvenir de réalité ou souvenir de rêve ? On ne sait plus quelle est la nature de la donnée dont il prolonge l’existence éphémère », remarque l’écrivain.
“Les rêves sont extrêmement intimes : y rencontrer le travail, c’est subir l’invasion du professionnel au cœur même de notre vie personnelle”
Le doute, toutefois, est vite évacué : j’identifie facilement que cette interaction n’a jamais eu lieu dans le monde réel. Malgré tout, le malaise demeure, et grandit même à mesure que je réfléchis à la question. Car les rêves sont extrêmement intimes : y rencontrer le travail, c’est subir l’invasion du professionnel au cœur même de notre vie personnelle. Un mélange des genres désagréable, mais contre lequel on ne peut rien : s’il est possible de signaler un manager qui nous appelle un dimanche à 16 h, on peut difficilement se plaindre aux RH du contenu de ses rêves. Sans parler de ce vague sentiment de honte qui pointe : ma vie est-elle si vide que j’en vienne à rêver de mon travail ?
C’est qu’on ne choisit pas de quoi on rêve ! Les songes ne sont pas de petites choses dociles. La nuit, ces récits sauvages s’imposent à nous sans notre consentement, alors que nous sommes sans défense ni moyen de les congédier. L’esprit endormi « subit l’invasion de l’essaim des songes, qui lui impose brusquement un univers qu’il est désormais impuissant à refuser. » Si, en se couchant, on sait que l’on s’expose à de tels abus, il est moins commun de se faire importuner par des rêves alors que l’on est éveillé. Et c’est là un quatrième élément d’explication : je me suis laissée surprendre par cette irruption du rêve dans le réel, alors que je n’étais pas prête à l’y rencontrer. Une incursion forcée dans mon intimité, au beau milieu de l’open space.
Mais la dernière composante de mon inconfort, et peut-être la plus importante, est un peu plus délicate à saisir. « Il ne semble pas que l’homme arrive immédiatement et sans peine à bien saisir la nature de cette image qu’il se représente en rêve et qu’il croit être lui », écrit Caillois. Le moi de mon rêve n’est pas moi, mais un double de moi, une image que j’ai du mal à appréhender. Ma collègue rêvée n’est, elle non plus, pas plus qu’un double. Dans le monde réel, tranquillement assise devant son ordinateur, elle ignore tout de ses péripéties dans ma vie onirique, et cette asymétrie me rend mal à l’aise. Peut-être parce que cela me rappelle, en miroir, que je n’ai aucun contrôle sur les rêves des autres. Se pourrait-il que ma collègue aussi rêve de moi ? Où va donc vagabonder mon double onirique quand je ne le surveille pas ? Dans quelle situation fantaisiste, absurde, angoissante, glauque se retrouve-t-il – dans l’esprit de mes collègues, de mes amis, de mes voisins, de mon boulanger ? Je crois que je préfère ne pas le savoir. Et qu’il vaut mieux, pour la paix du bureau, que je garde l’identité de ma collègue pour moi.
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Bonne lecture,
Mariette Thom