Chère lectrice, cher lecteur,
Au cinéma, je suis bon public. Je fais mon miel d’une situation cocasse, d’un jeu d’acteur, d’une émotion, d’une image. Souvent j’aime le film entier, comme La Vie pour de vrai, la dernière comédie de Dany Boon. Je l’ai trouvée à la fois « philo » et « nomist » : elle a les traits d’un conte philosophique et donne à réfléchir sur ce qu’est le travail aujourd’hui. Pour écarter d’emblée toute condescendance, rappelons que l’humoriste a signé le plus gros succès du cinéma français, Bienvenue chez les Ch’tis (2008), vu en salle par 20,5 millions de spectateurs. Un phénomène qui a redonné de la fierté à toute une région malmenée par la désindustrialisation.
Que raconte La Vie pour de vrai ? L’histoire d’un homme qui est né et a passé sa vie dans un village du Club Med au Mexique, et qui décide de partir retrouver Violette, qu’il aimait quand ils avaient 8 ans. À 50 ans, le naïf Tridan débarque donc à Paris : immédiatement dépouillé par un faux taxi, il arrive dans le studio laissé par son père et se trouve nez à nez avec Louis (Kad Merad), un demi-frère dont il ignorait l’existence. Ce bourru réalise qu’il risque de perdre son studio si Tridan fait valoir ses droits. Il met donc en scène des retrouvailles avec une prétendue Violette dont il confie le rôle à Roxane, sa maîtresse (Charlotte Gainsbourg), dans l’espoir que l’importun, une fois son fantasme réalisé, repartira au Mexique. Après maints rebondissements, la gentillesse de Tridan triomphera du cynisme et du mensonge.
Il n’est pas difficile de retrouver dans cette comédie le mythe du bon sauvage, déjà présent chez Montaigne (« Des cannibales », Essais, 1580). Vivant en harmonie avec la nature et selon ses lois, l’indigène d’Amérique est plus pur et plus heureux que les Européens pervertis par la civilisation et avides de richesses, qui l’asservissent au nom de leurs lois. Le héros de Dany Boon reflète aussi ce que Rousseau appelle « l’état de nature » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755). Il obéit à deux principes que Rousseau considère comme antérieurs à la raison : l’instinct de conservation et la pitié naturelle. À l’état de nature, l’homme « ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. » Dans le film, Tridan a pitié des faibles, en l’occurrence un pigeon blessé qu’il ramène chez lui au grand dégoût de son frère, mais il se montre capable de défendre ses intérêts vitaux : d’une gifle bien appliquée, il calme la violence de son neveu et l’oblige à lui rendre ses économies.
Nous sommes au XXIe siècle cependant, et la nature dont est issu le bon sauvage est artificielle, c’est une entreprise, le Club Med. Au passage, on réalise la force de l’imaginaire qui entoure cette marque depuis sept décennies. Son fondateur, Gérard Blitz, avait une devise : « Le but dans la vie c’est d’être heureux ; le moment pour être heureux c’est maintenant et l’endroit pour être heureux, c’est ici. » Oui, mais Tridan n’est pas heureux. Toute son enfance, il a vu ses copains partir en bus leurs vacances finies – si bien qu’à Paris il fond en larmes quand il voit un autobus démarrer. Adulte, ce sont ses amours qui ont toujours duré huit jours. C’est pour cela qu’il a fini par fuir l’Eldorado. Ayant travaillé comme G.O. (gentil organisateur), il a des compétences : il sait animer un avion, une rame de métro, mettre de l’ambiance dans un restaurant où il est embauché comme serveur. En revanche, il reste hermétique à la valeur de l’argent parce qu’au Club Med, tout est compris !
“Le film expose en filigrane trois modèles d’activité qui se différencient surtout par le cadre de travail”
« La vie pour de vrai », annonce le titre. Mais quelle est cette vraie vie ? Est-ce celle du demi-frère parisien, largué par sa femme, rudoyé par son fils, qui rentre éreinté après ses nuits de chauffeur de VTC, et dont les amours se résument à des plans cul ? La vraie vie, chez Dany Boon, c’est finalement l’amour de Roxane-Violette qui elle, a un véritable métier : elle tient une boutique de vêtements vintage et en vit bien.
Le film expose en filigrane trois modèles d’activité qui se différencient surtout par le cadre de travail. Pour Tridan, c’est le cadre ultra-immersif du Club, où l’entreprise remplace la société, les amis, et au fond, dévore toute la vie de l’employé. C’est au contraire l’absence de cadre qui définit la vie de Louis, l’autoentrepreneur de VTC, réduit à ce que Leibniz appelait une monade, un individu isolé relié à un réseau impersonnel. Le studio peu reluisant dans lequel cohabitent les deux frères symbolise leur aliénation, aussi bien économique qu’affective. La femme du trio, au contraire, prospère dans le cadre restreint mais rassurant de sa PME. Ce lieu où l’on façonne son propre environnement de travail, en contact direct avec les clients, semble être l’idéal aujourd’hui : à taille humaine, enraciné localement et écoresponsable. So 2023 !
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Bonne lecture,
Sophie Gherardi