Chères lectrices, chers lecteurs,

Près de 660 espaces de coworking dans pas moins de 119 villes sur les cinq continents : voilà ce que représente WeWork, qui vient de déposer le bilan lundi 6 novembre 2023. La chute de cette entreprise emblématique ne sonnerait-elle pas également le glas de ces années folles où les start-up pouvaient subordonner la réalité économique à une imagination débridée ?

En 2010, Adam Neumann et son acolyte Miguel McKelvey se lancent à New York avec un concept qu’ils veulent visionnaire : louer de grands bâtiments au cœur des quartiers huppés des capitales du globe pour les sous-louer par petits modules à des clients. Bingo ? Une première erreur de mesure fragilise l’entreprise : en 2015, WeWork décide de proposer à la sous-location non plus des bureaux, mais des étages entiers. Dépassant parfois les 500 m2, ces espaces lucratifs deviennent des gouffres financiers une fois laissés vacants par des locataires volatiles. Des services de luxe (buffet à volonté, cours de yoga, conférences et networking) grèvent la soutenabilité du modèle. Une folie des grandeurs qui n’empêche pas la croissance à marche forcée : 150 lieux par an ouverts partout dans le monde.

C’est le propre de l’imagination, nous disait Pascal, que de « grossi[r] les petits objets jusqu’à remplir notre âme par une estimation fantastique » (Pensées, 1670). Or, c’est bien par excès d’imagination que semblent avoir péché les fondateurs de WeWork, qui, partant d’une bonne idée, lui ont fait perdre toute mesure. Le fantasque Adam Neumann est le type même de ces « habiles par imagination » décrits par Pascal qui « se plaisent tout autrement à eux-mêmes », « regardent les gens avec empire », « disputent avec hardiesse et confiance », le tout avec une « gaieté de visage » qui « leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants ». Car pour que l’imagination devienne collective et que les investissements affluent, il s’agit d’en faire commerce. Pendant quelques années, cela marche plutôt bien : malgré un modèle vacillant, la valorisation de WeWork grimpe en flèche. De 20 milliards en 2017, elle passe à 47 en 2019, notamment grâce aux investissements massifs de SoftBank, qui signe chèque après chèque.

Mais l’imagination laisse place à la fraude : afin de préparer son entrée en bourse, Neumann s’arrange avec la réalité comptable et substitue à l’Ebitda (résultat d’exploitation avant impôts, intérêts et amortissements), qui sert à valoriser une entreprise, un indicateur de son invention, le « community-based Ebitda ». Allégé des factures internet, des loyers, des charges d’électricité, des salaires des employés, ce chiffre bidon n’a aucune valeur. La suite est plus connue : l’entreprise manque son entrée en bourse, le charismatique fondateur est débarqué, des milliers d’emplois supprimés et SoftBank doit remettre 10 milliards sur la table pour repêcher la grenouille qui a voulu se faire aussi grosse que le bœuf… ce qui ne la sauvera pas de la faillite.

 

“La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses”

—Blaise Pascal

 

L’histoire de WeWork en dit long sur ces années 2010 pré-Covid où l’on abordait la réalité économique par la lorgnette de la valorisation financière – c’est-à-dire, les fonds que l’entreprise est capable de lever auprès d’investisseurs, ce qui a peu à voir avec la création de valeur ou la rentabilité. Un système qui poussait les start-up à demander davantage afin de projeter une image de succès, tandis que les fonds d’investissement, tenaillés par la peur de manquer le prochain Airbnb ou Google, se sentaient tenus d’investir des capitaux abondants. Résultat : des audits faits à la hâte, laissant le champ libre aux magiciens de l’imagination.

Serait-ce l’heure du retour à la raison ? Dans le cas de WeWork, un examen dépassionné de la réalité du marché du coworking aurait refroidi les investisseurs. Entre la tendance au télétravail, celle du flex office et l’attachement des salariés à avoir un « bureau à soi », la révolution fantasmée par Neumann a laissé place à une tout autre révolution post-covidéenne, bien réelle cette fois. Quant aux autres start-up, le fond de l’air reste résolument orageux.

Mais qu’il est difficile de résister aux sirènes de l’imagination ! À peine parachuté de sa fusée dézinguée, Neumann se place à la tête de Flow, une start-up visant à renouveler la manière dont les propriétaires acquièrent leur logement. Un projet flou pas même lancé, qui a pourtant déjà engrangé des investissements gargantuesques. C’est que dans ce jeu mystique de prophètes et d’oracles divinatoires, nous rappelle Pascal, l’imagination d’un cœur déraisonnable prend toujours le dessus : « la raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses ».

 

 

Rébarbative, la compta ? Clément Féger et Alexandre Rambaud, spécialistes de la comptabilité écologiques, vont vous faire changer d’avis. Car pour eux, c’est toute une vision du monde que révèle la comptabilité.

Les réseaux sociaux, un danger de santé publique ? Une quarantaine d’États américains, qui ont porté plainte contre Meta, semblent le penser. Décryptage.

Vos collègues, ce sont plutôt « nous » ou « eux » ? Apprenez à lire entre les pronoms.

Enfin, à l’heure où la nuance semble avoir déserté le débat public, on vous propose un nouveau test : quel nuancé êtes-vous ? Car nous avons chacun notre manière bien à nous de couper les cheveux en quatre.

Bonne lecture, 

Alexandre Jadin

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08/11/2023 (Mis à jour le 16/11/2023)