Gratte-papier obsédé par les normes, rabat-joie par excellence… Pour beaucoup, le comptable fait pâle figure dans le panthéon des archétypes professionnels. En réalité, la comptabilité pense et change le monde : c’est en tout cas la conviction des chercheurs et spécialistes de la comptabilité écologique Clément Feger et Alexandre Rambaud. Un an après un premier colloque interdisciplinaire sur le sujet en France, ils dessinent les contours d’une véritable révolution philosophique et écologique de la comptabilité.
Propos recueillis par Apolline Guillot.
On ne va pas se mentir : il y a plus sexy que la compta. Elle ne fait qu’enregistrer des données, à la manière d’un miroir ou d’une caisse enregistreuse, non ?
Clément Feger : C’est faux ! Le mot de « comptabilité » est trompeur : elle ne fait pas que compter, elle catégorise, elle rend visibles des pans entiers du réel, elle en passe d’autres sous silence. Il y a en cela une dimension à la fois ontologique et subjective à la comptabilité. Dans le sud des États-Unis, à l’époque de l’esclavage, des comptabilités très sophistiquées prévoyaient le nombre de sévices infligés aux esclaves, avec des seuils de violence à ne pas dépasser pour « garantir la marchandise », quels types d’esclaves on devait faire se reproduire pour assurer un bon rendement…
Alors, que serait une bonne définition ?
C. F. : On parle de comptabilité à partir du moment où l’on catégorise et l’on enregistre de manière systématique des choses afin de structurer des formes de responsabilité et de réciprocité dans un ensemble social en se donnant certaines finalités. La comptabilité excède donc largement le domaine strictement économique ! Prenons un exemple concret, qu’analyse Paolo Quattrone dans son article « Accounting for God » (2004) : chez les Jésuites, il existait une comptabilité des péchés, dont on a retrouvé des traces dans des communautés siciliennes du XVIe siècle. Quand un nouveau membre rejoignait une communauté, il faisait un exercice spirituel et devait noter les péchés qu’il allait commettre dans la journée ; le soir il faisait le bilan des péchés qu’il avait commis ou pas, pour comparer la réalité à la promesse qu’il s’était faite devant Dieu. La fin de semaine venue, il rendait compte de ses progrès à ses maîtres.
Alexandre Rambaud : Au fond, les comptabilités sont toujours le croisement d’un régime de responsabilité et d’un régime d’action. Elles créent un langage commun, lisible par toutes les parties prenantes, à partir duquel chacun va pouvoir reconnaître ses responsabilités et entreprendre diverses actions.
“La comptabilité fait office de mémoire collective”
—Alexandre Rambaud
Ce couplage entre responsabilité et action, c’est aussi un jeu politique : celui qui tient la bourse détient le pouvoir, non ?
A. R. : À l’origine, c’est moins un besoin politique qu’anthropologique. À partir du moment où une multitude de personnes d’intérêts divers se mettent à habiter au même endroit et partagent des ressources, il y a besoin de savoir qui fait quoi. La comptabilité fait office de mémoire collective, car elle enregistre les échanges passés et les engagements au-delà de ce qu’un cerveau pourrait retenir. C’est un facteur de coopération humaine, de stabilisation de nos sociétés, au même titre que le droit, par exemple.
C. F. : Ce n’est pas pour rien que la comptabilité trouve ses origines dans le passage du paléolithique aux sociétés agricoles et urbaines du néolithique, au moment où apparaissent des stocks de blé, du bétail et des denrées à gérer hors du clan et sur des durées plus longues. L’apparition de la comptabilité en Mésopotamie est concomitante de la complexification et de la hiérarchisation des systèmes sociaux, productifs, administratifs et religieux. Les travaux de Denise Schmandt-Besserat montrent bien comment à ses débuts, vers -8000, la comptabilité prend encore la forme de petits jetons qui pouvaient aussi représenter des unités de temps de travail. On symbolisait ainsi une quantité fixe d’activité pour fluidifier l’action collective – et cela avant même que les chiffres à proprement parler ne soient inventés !
“La comptabilité a un effet de stabilisation très fort qui dépasse le seul capitalisme”
—Alexandre Rambaud
Contre toute attente, donc, la comptabilité précède le chiffre !
A. R. : Oui ! Chronologiquement, mais aussi conceptuellement, la question du calcul vient après tout le reste. On ne peut pas poser de chiffres sur le monde sans avoir déterminé, par convention, ce que l’on doit représenter, ce qui a de la valeur ou non. C’est ce qui fait que la comptabilité a un effet de stabilisation très fort, d’institution, qui dépasse le seul capitalisme. Toute institution religieuse, étatique ou sociale qui veut durer doit se doter d’une comptabilité forte. D’ailleurs, l’étude des comptabilités bouddhistes en Thaïlande montre que ces dernières avaient pour fonction de pérenniser un certain rapport au monde. Certains auteurs ont à ce propos utilisé le terme de « cosmologie comptable »…
Le capitalisme, au fond, c’est une cosmologie comptable comme une autre ?
A. R. : Oui, le capitalisme est consubstantiel à une forme de comptabilité apparue à la fin de la Renaissance, chez les marchands italiens notamment. À l’époque, il s’agissait de mettre en ordre le monde pour classer ce qui séparait les sujets et les objets. De proche en proche, l’esprit du capitalisme a fait de toute chose, en dehors des sujets détenteurs du capital, une nouvelle classe d’actifs, c’est-à-dire des choses que l’on peut contrôler, des objets qui apportent et créent de la valeur. Ces marchands ont aussi commencé à utiliser des taux d’intérêt : la productivité s’est étalée, est devenue prévisible. Tout cela, par extension, donne lieu à l’idée de progrès continu.
Trop souvent, on réduit le capitalisme à une notion socioéconomique, un mode d’organisation du travail. Mais le philosophe Cornelius Castoriadis a montré dans L’Institution imaginaire de la société (1975) que le capitalisme, le marxisme et le libéralisme viennent du même imaginaire moderne, qui repose sur cette idée que le monde est séparé entre les sujets et les objets. En décidant que plus rien ne sera « subjectif » en dehors de l’individu, on décide que tout le reste peut potentiellement être objectivé, quantifié, exploité. Le sol, la forêt, la mer : tout est ressource productive.
“On peut inventer des systèmes comptables écologiques proposant de nouvelles représentations des entités non-humaines”
—Clément Féger
Au mépris des limites écologiques !
C. F. : Bien sûr, cette division simpliste du monde en sujet/objet, nature/culture, a eu des effets pervers. L’enjeu, aujourd’hui, c’est de comprendre que la comptabilité est peut-être la mieux positionnée pour gérer cela, parce que l’on peut inventer des systèmes comptables écologiques proposant de nouvelles représentations des entités non-humaines et de nos relations de réciprocité avec elles. Mais à condition que la comptabilité reste à sa place, c’est-à-dire qu’elle ne cherche pas à devenir le réel, à s’y substituer ; qu’elle ne fasse qu’accompagner notre interprétation collective du réel, pour que nous puissions mieux nous organiser face aux défis actuels.
A. R. : Au fil du temps, le nombre s’est confondu avec la norme. Le nombre est un instrument qui sert à coordonner et structurer une action, mais ce n’est pas ce qui préside à cette action. Longtemps, le nombre a simplement été un facteur humain pour raconter quelque chose de complexe !
Les entreprises peuvent-elles vraiment faire de la place à cette complexité ? Emmanuel Faber, président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), a l’air d’en douter, au vu de sa récente tribune dans Le Monde.
A. R. : Ce qui gêne Emmanuel Faber, c’est l’orientation que prend la normalisation comptable de durabilité européenne, qui encourage une analyse en « double matérialité ». Pour rappel, une analyse en matérialité financière ne prend en compte que les impacts positifs et négatifs sur une entreprise de son environnement économique, social et naturel. Une analyse en double matérialité inclut également le miroir de cette matérialité financière, qu’on appelle « matérialité d’impact », et qui elle, prend en compte les impacts négatifs ou positifs de l’entreprise sur son environnement économique, social et naturel.
“Ce n’est pas parce qu’elle a permis d’automatiser des décisions alignées sur une vision simplifiée du monde où seul le profit compte, que la comptabilité est intéressante”
—Clément Féger
C. F. : Emmanuel Faber affirme que l’une des limites fortes de la double matérialité est l’intrication de nombreux acteurs autour d’une même entité écologique. Il prend l’exemple de la pollution d’une rivière : elle entraîne des préoccupations différentes selon les acteurs en relation avec elle, qui vont compter des choses différentes selon leurs enjeux respectifs. La municipalité comptera des coûts de dépollution, une ONG comptera des espèces protégées, l’association de pêche comptera la préservation de son espèce favorite, etc. Faber dénonce l’impossibilité d’un dénominateur commun et donc d’une matérialité stable, a contrario de la matérialité qui dirige les marchés financiers... la seule crédible à ses yeux.
Mais c’est tout l’inverse qu’il faut défendre ! Ce n’est pas parce que la comptabilité a permis, lors des décennies passées, d’automatiser des décisions sur la base de métriques financières stabilisées que l’on ne questionne même plus, alignées sur une vision simplifiée du monde où seul le profit compte, qu’elle est intéressante. Ce qui en fait un levier puissant face aux défis écologiques et à leur complexité, c’est au contraire qu’elle peut permettre à des acteurs privés et publics de mieux explorer, interpréter, discuter, négocier et décider des liens et des responsabilités de chacun quant aux préoccupations écologiques qui émergent partout sur les territoires. Avec les tensions que cela implique! C’est là qu’on en doit renouer avec la dimension éminemment politique de la comptabilité.
➤ Retrouvez la deuxième partie de cet entretien : “La comptabilité, levier écologique ?”