Chère lectrice, cher lecteur,

C’est la saison du télétravail dans le train ! J’ai récemment pris un TGV tôt en semaine – aux alentours de 7 h. Avec ses tables encombrées d’ordinateurs et ses prises de chargeurs, le wagon inhabituellement silencieux était devenu un véritable espace de coworking. Des rangées d’individus qui ne partageaient rien qu’un espace pour travailler, chacun avec son propre univers professionnel, ses tâches et ses responsabilités. C’était une sorte de sommet du secteur tertiaire, où se rassemblaient managers, autoentrepreneurs, informaticiens, profs, chercheurs, consultants… 

Ce que j’ai entrevu de l’ordinateur de mon voisin a piqué et ma curiosité et mon égo : un écran de codage. Comme le domaine m’est étranger, l’ébullition de caractères incompréhensibles sur fond noir autorisait tous les fantasmes ! Hyperconcentré, mon voisin avait tout d’un petit Einstein… À côté, ma page Word faisait pâle figure. Lui, savant en sciences « dures », aux compétences exactes et décisives disputées de tous les employeurs ; moi, qui manie les sciences « molles » et superflues... J’étais vexée comme un pou. J’ai donc mis mes lunettes et, de toutes les tâches qui m’attendaient, choisi la plus socialement noble – une interview avec un économiste – en imaginant que mon savant-voisin finirait bien lui aussi par zieuter mon écran. En n’oubliant pas de laisser accidentellement traîner un bouquin de phénoménologie. 

J’étais en pleine « mise en scène de la vie quotidienne », pour reprendre le titre d’un livre du sociologue Erving Goffman, publié en 1973. « Le monde est un théâtre » affirme-t-il. Sous le regard des autres, les individus deviennent les acteurs d’une « présentation de soi ». Pour « maîtriser l’impression » du public, chacun compose « une façade personnelle », en s’assurant de lui donner une « expression cohérente ». Si la comédie porte sur le travail, alors il faudra jouer les passionnés, en évitant le surgissement de « secrets personnels », de sorte que le public puisse envisager l’individu « en fonction de son seul aspect professionnel ». De fait, je ne laissais pas traîner un onglet Instagram ; et me retenais d’ouvrir mes messages si j’en recevais.

La mise en scène de soi a pour objet l’« amélioration de soi », nous dit Goffman. Je dois dire que la surveillance immédiate de mon voisin m’a inspirée comme jamais le jugement de mes supérieurs ! Libérée du syndrome de la page blanche, j’avais l’esprit synthétique et l’écriture efficace. Ce n’est qu’en coulisse, à l’abri du public, que l’acteur peut souffler, « abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle », poursuit Goffman. J’ai attendu que mon voisin aille boire un café pour céder à mon vice paresseux : consulter un site de synonymes quand je peine à éviter les répétitions. J’aurais été bien embarrassée si, revenu du wagon-bar plus vite que prévu, il m’avait surprise en pleine vidéo sur « les différentes manières de croquer dans son burger ».

Pourquoi cet élan théâtral ne me traverse-t-il jamais sur mon lieu de travail ? Le suivi de mes supérieurs n’est-il pas une meilleure raison de jouer les élèves modèles que l’opinion fantasmée d’un inconnu ? C’est que la surveillance anonyme est une claque de vérité. À la réflexion, la mise en scène de soi n’est autre qu’un test de soi.

Un test technique d’abord, qui porte sur la manière dont on fait son métier – une sorte d’évaluation de compétences. Qui dit grand public dit grande exigence : subitement on prend ses points faibles en pleine figure. Une phrase plate, une formulation kitsch ou bateau : si mes collègues journalistes connaissent les difficultés du métier et ne se formalisent pas sur un seul raté, le regard-éclair de monsieur Tout-le-monde est impitoyable ! Car l’impossibilité à justifier sa médiocrité revient à l’officialiser.

 

“Il n’est pas nécessaire de croire sincèrement à son rôle pour le jouer de façon convaincante”

—Erving Goffman

 

Un test moral ensuite, portant sur la finalité de son métier. Dans ce train aux allures de salon de cols blancs, je me suis sentie comme enrôlée dans une compétition tacite : qui a le métier le plus utile, le plus original, le plus digne ? La sentence serait d’autant plus intransigeante que l’affrontement serait muet : pas de discours, rien que des faits. Sous le nez de son voisin, on ne peut pas tricher sur son job, sa vraie nature est démasquée. Comme un professeur, habituellement fier de sa mission de transmission… qui aurait honte du niveau des copies qu’il corrige. Ou à l’inverse, un scénariste qui de coutume a honte de dire qu’il travaille dans la pub… ragaillardi de ce que son voisin aura été témoin de la facette artistique du métier. 

Dans tous les cas, cette « trajet-comédie » m’a convaincue des vertus étranges de l’inauthenticité. Si j’ai joué les journalistes inspirés sans trop de conviction, reste que ma mise en scène a porté ses fruits – à l’arrivée en gare, l’article était bien bouclé ! Comme l’écrit Goffman, « il n’est pas nécessaire de croire sincèrement à son rôle pour le jouer de façon convaincante »

 

 

En parlant de trains, à quoi ressemblera la mobilité de demain ? Catherine Guillouard, ancienne PDG de la RATP, et Michel Lussault, géographe, en débattent dans un échange foisonnant d’idées. Un petit vol en avion, et nous voilà en Californie, où le Sénat essaie de légiférer sur les discriminations de caste qui touchent certains hindous américains. Une question complexe qui touche à la diversité en entreprise. Côté entreprises californiennes, on vous parlera aussi d’Instagram : le terme « instagrammable » vient juste de faire son entrée dans le Larousse ! Qu’est-ce que cela dit sur notre société ? Et si vous culpabilisez d’avoir encore cédé à la tentation de prendre l’avion (pour aller en Californie), on vous propose un petit test pour comprendre pourquoi vous n’arrivez pas à vous engager pour l’environnement. Plutôt novice intimidé, ou expert découragé ? Faites le test pour le déterminer !

Bonne lecture, 

Athénaïs Gagey

Photo © Llanydd Lloyd / Unsplash
07/06/2023 (Mis à jour le 15/06/2023)