Chère lectrice, cher lecteur, 

C’est la rentrée ! Certains se mettent à la chorale, d’autres se coupent une frange, et moi… je fais de l’eczéma. Là où il y a quelques semaines, j’affichais un calme olympien, je me trouve, littéralement et métaphoriquement, irritée pour un rien. Dire bonjour me coûte ; écrire un mail poli en mettant les formes me fait grincer des dents ; le bruit des touches de mon ordinateur m’agace – même mes propres idées me font lever les yeux au ciel. S’il existe des pommades à la cortisone pour soulager l’eczéma, je ne vois pas de quoi badigeonner mes collègues, mon ordinateur ou mon propre cerveau. Les conseils que je glane sur Internet (« compter jusqu’à dix », « respirer un coup ») me sont inutiles, et aucun article sur la « gestion des émotions » ne parle de mon souci. Impossible de m’en débarrasser, l’irritation continue de me démanger. Si la plupart des gens reviennent apaisés de leur pause estivale, avoir passé quelques semaines sans friction m’a visiblement rendue plus sensible. Telle une princesse au petit pois, je m’irrite pour des broutilles, car j’ai perdu l’habitude de partager mon temps et mon espace.

Mon état mental a tout de même quelque chose de paradoxal. En général, l’être humain cherche à fuir les situations d’inconfort ou à les résoudre. Lorsqu’on se blesse, on se soigne. Mon irritation, elle, n’appelle que sa propre continuation. Comme un enfant qui se gratterait jusqu’au sang, je vois bien que je ne cherche pas vraiment à aller mieux. Au contraire, je provoque même mon propre inconfort, pour le plaisir d’y retomber. Au lieu de mettre des écouteurs ou de changer de place, je persiste à écouter les conversations niaises de mes voisins de table au café. Je m’adonne ainsi à une sorte de plaisir masochiste, sans finalité ni jouissance, à propos duquel Socrate ironisait déjà dans le Gorgias : « Et d’abord dis-moi si c’est vivre heureux que d’avoir la gale et des démangeaisons, d’être à même de se gratter à son aise, et de passer toute sa vie à se gratter. » Les objets de mon irritation sont imprécis, et au fond, interchangeables. Si je ne m’étais pas agacée de la tournure de ce mail, c’est dans doute la température du bureau ou les bavardages de couloir qui m’auraient chatouillé les nerfs. Pire, je m’irrite même de m’irriter.

 

“Là où la colère ou l’indignation forgent des solidarités et des changements, l’irritation est une passion apolitique et antisociale”

 

Dramatique, moi ? À peine. Mais ce n’est pas terminé ! Car en plus d’être superficielle et dangereuse pour le moral, l’irritabilité met en péril le collectif. Là où la colère ou l’indignation forgent des solidarités et donc des changements à terme, l’irritation est une passion apolitique et antisociale. Irrécupérable, elle est unanimement condamnée par les sages de l’Antiquité. Ainsi Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, explique qu’elle n’est qu’une forme déréglée de la plus noble colère. Elle n’a même pas pour elle cette puissance animale de l’énervement, qui se manifeste souvent par une décharge émotionnelle ou physique – un cri, un coup de pied dans une porte, une assiette cassée. Si le passage à l’action n’est pas envisagé, l’énonciation à voix haute de nos griefs, trop superficiels, est elle aussi impossible. À une collègue qui relève notre soupir, on rétorque : « t’inquiète », « non, c’est rien ». Ce n’est pas le contenu du mail qui nous irrite, mais sa tournure ; ce n’est pas la phrase, mais le timbre de voix. Bref : la colère réchauffe et soude, quand l’irritation nous gratte et nous isole.

Handicapante, désespérante, solitaire, l’irritation est aussi le symptôme d’une sensibilité au monde qui nous entoure. Elle fait ainsi partie du quotidien de beaucoup d’entre nous – au retour des vacances, comme moi, ou quand la fatigue se fait sentir. Face à elle, il n’existe au fond que deux solutions : la contenir ou l’émousser. Nietzsche oppose ainsi deux figures de la morale antique : « L’épicurien se choisit les situations, les personnes et même les événements qui cadrent avec sa constitution intellectuelle extrêmement irritable, il renonce à tout le reste […]. Le stoïcien, au contraire, s’exerce à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions » (Gai Savoir, 1882).

Mais attendez avant de jeter la pierre à l’épicurien fragile qui se calfeutre ! S’il ménage sa « fine irritabilité », c’est peut-être qu’elle est précieuse. Le stoïcien est endurci derrière son « dur épiderme », ses « piquants de hérisson » : « son estomac doit finir par être indifférent pour tout ce qu’offre le hasard de l’existence ». Ce qui lui permet d’être résistant le rend peut-être moins curieux et attentif aux perturbations de son environnement. Dans le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche fait ainsi de l’irritabilité un état nécessaire à la production de toute œuvre. Chez le créateur, « tout le système émotif est irrité et amplifié ». Véritable antenne de radio branchée sur toutes les fréquences du monde, l’irrité serait hautement réceptif… et qui sait, plus créatif ?

 

 

Qui dit rentrée, dit retour du train-train quotidien. Cette perspective vous déprime ? Apprenez à réapprivoiser l’ordinaire, en enfilant les lunettes du philosophe Bruce Bégout.

Qui dit rentrée, dit aussi récits de vacances autour de la machine à café. Vous avez passé des vacances pourries, mais vous ne l’assumez pas ? C’est sans doute que vous êtes en proie à une angoisse très courante, qu’a analysée le philosophe Jean Baudrillard. On vous explique.

Vous peinez à vous remettre au travail ? Vous procrastinez, en décidant, par exemple, de lire l’excellente infolettre de Philonomist au lieu de vous atteler à un dossier prioritaire ? On ne peut évidemment pas vous en vouloir. Mais pour vous aider à retrouver la motivation, on vous propose d’explorer les contenus de notre dernier dossier sur la rentrée !

Enfin, les sportifs parmi vous savent sans aucun doute que la Coupe du monde de rugby approche à grands pas. Or, le rugby, ce n’est pas que de la boue et des mêlées – enfin, pas pour tout le monde ! La philosophe Nathalie Sarthou-Lajus nous y fait voir une belle métaphore de l’art de transmettre.

 

Bonne rentrée !

Apolline Guillot

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30/08/2023 (Mis à jour le 07/09/2023)