Chère lectrice, cher lecteur, 

Tous les hommes devraient prendre un (long) congé paternité. Vous vous dites que vous me voyez venir avec mes gros sabots de féministe ? Que vous êtes au courant depuis belle lurette que le congé paternité fait partie des mesures indispensables pour rééquilibrer les inégalités de carrière entre hommes et femmes, surtout si vous vous fadez mes vidéos ? Mais si je vous en parle aujourd’hui, c’est pour une autre raison.

En partant en congé maternité, j’ai fait une expérience qui peut être désagréable pour certains : être remplacée. Et par quelqu’un de compétent, de surcroît ! En l’espèce, j’ai été grand-remplacée par la sémillante Apolline Guillot, qui a brillamment pris ma suite au poste de rédactrice en chef de Philonomist. Quelle horreur : moi qui me croyais unique, dotée d’une compréhension intime de notre média, indispensable au bon déroulement des bouclages… V’là-t’y pas qu’une intruse reprenait mes dossiers, donnait des ordres à mes troupes et signait des éditos à ma place ! Et avec brio. Las, j’ai dû faire ce constat : personne – et surtout pas moi – n’est irremplaçable. Mais est-ce vraiment un problème ?

Cynthia Fleury a dédié un essai à la question : Les Irremplaçables (Gallimard, 2015). Selon la philosophe, il ne faut jamais considérer que l’on puisse être aisément remplacé par un autre, sans quoi l’on perd toute notion de responsabilité. Le premier acte du courage, c’est cette « revendication toute silencieuse de l’irremplaçabilité du sujet », explique Fleury. Sans elle, nous ne sommes qu’un rouage dans la machine et demeurons incapables d’assumer nos décisions. Qui, surtout dans le monde cruel des affaires, n’a pas déjà commis un acte éthiquement douteux en se disant que « de toute façon, si ce n’est pas moi qui fais le sale boulot, ce sera un autre » ? Cette logique délétère entraîne la dégénérescence morale de l’organisation. Si vous en venez à vous sentir interchangeable dans une boîte, c’est mauvais signe : soit vous vous y ennuierez à mourir, soit vous prendrez des mesures dont vous aurez honte un jour.

 

“La toute-puissance ne peut en aucun cas se parer des vertus de l’irremplaçabilité”

—Cynthia Fleury, philosophe

 

À l’inverse, il est dangereux de se penser indispensable. Fleury prend pour exemple la figure mythologique de Médée qui, furieuse d’avoir été quittée par Jason, assassine ses enfants. Sa folie est de refuser qu’ils existent sans elle. « La toute-puissance ne peut en aucun cas se parer des vertus de l’irremplaçabilité », alerte la philosophe. Rassurez-vous, je n’envisage aucunement de zigouiller mes rivales, ni de tuer dans l’œuf des projets que je considérais comme les miens. Mais il me semble que l’on peut, plus prosaïquement, tirer quelques enseignements de cette réflexion pour améliorer le monde du travail.

Dans Le Phénomène bureaucratique (1963), Michel Crozier, sociologue et père de l’analyse stratégique, explique comment les entreprises les plus dynamiques se rigidifient par des règles absurdes. Chaque acteur se ménage un domaine dans lequel il est le seul à pouvoir évoluer, une « zone d’incertitude » qu’il maîtrise parfaitement et qui lui donne un avantage lorsqu’il doit assurer son statut, protéger son poste ou négocier son salaire. Cette marge de liberté est nécessaire pour que les gens s’approprient leur mission, mais elle peut créer des situations abracadabrantesques.

En effet, la maîtrise d’une zone d’incertitude n’est pas forcément liée au fait de posséder des compétences particulières. Elle peut par exemple reposer sur la connaissance des règles organisationnelles. C’est l’apanage du courtisan d’entreprise : il est le seul à savoir ce qui a provoqué un conflit, comment obtenir un avantage ou auprès de qui se faire mousser pour faire avancer ses pions. Il se rend indispensable au mauvais sens du terme : tout passe par lui, mais son aisance relationnelle finit par pourrir l’ensemble de la construction sociale qu’est l’entreprise, réduite à une cour où l’apparente neutralité des process cache des intrigues et des faux-semblants. Généralement, cette personne finit par se transformer en tyran, qu’elle soit responsable de la compta ou des ressources humaines.

Or s’il y a bien une chose qu’on apprend lorsqu’on part pour quelques mois, a fortiori pour s’occuper d’un nouveau-né, c’est qu’on ne peut et qu’on ne doit pas tout maîtriser – au travail comme dans la vie. Après une pause bien méritée, on revient avec une certaine distance. On admet, parfois avec dépit mais le plus souvent avec joie, que des manières de faire que l’on jugeait incontournables ne le sont pas forcément, et que les gens sont capables de s’entendre sans que l’on s’en mêle – bref, on apprend à devenir remplaçable. Voilà un bel argument pour un congé paternité obligatoire, qui aurait pour avantage collatéral de neutraliser les tendances despotiques des mâles dominants. Essayez, messieurs, et vous verrez : il n’y a rien de plus satisfaisant que de disparaître pour de bon, avant de revenir sur la pointe des pieds. Ceci dit, nul besoin de procréer pour en faire l’expérience : vous pouvez aussi vous éclipser à la faveur d’un projet personnel ou d’un tour du monde. L’essentiel, c’est que vous ne donniez pas de nouvelles. Et que vous appreniez à mettre votre égo de côté.

 

 

Malgré des décennies de lutte contre les inégalités femmes-hommes, les entreprises sont encore loin de s’être débarrassées du sexisme. Biais de deuxième génération, fatigue épistémique : la philosophe Manon Garcia nous explique la persistance de ces inégalités.

La perspective d’être enseveli sous les contenus féministes le 8 mars vous agace déjà ? Vous êtes peut-être atteint de « gender fatigue », terme qui désigne l’exaspération face à la lutte pour les droits des femmes. Athénaïs Gagey enquête sur l’origine et la signification de ce retour de bâton.

Saviez-vous que les hommes de petite taille sont statistiquement moins payés que les grands, plus souvent célibataires et plus enclins au suicide ? Avec humour, Samuel Lacroix (1,64 m) s’interroge sur les raisons du désintérêt pour cette discrimination.

Face à la crise climatique, on a trop souvent tendance à se réfugier derrière de fausses excuses pour justifier notre inertie. Dans un dossier spécial, nous avons sélectionné quelques contenus pour débunker les plus courantes… et vous pousser à l’action !

Bonne lecture, 

Anne-Sophie Moreau

Photo © Martin Barraud / iStockphoto
06/03/2024 (Mis à jour le 20/03/2024)