Chère lectrice, cher lecteur,
Un slogan publicitaire des années 80 est passé dans le langage courant : « Un peu de douceur dans ce monde de brutes ». À l’origine, c’était le chocolat Lindt qui annonçait « quelques grammes de finesse dans un monde de brutes ». Que nous disaient les créatifs pub de l’époque ? N’espérez pas de ménagements dans le monde tel qu’il est, juste des plaisirs consolateurs apportés par la consommation.
Quarante ans plus tard, le « monde de brutes » nous parle plus que jamais. Le mot « décivilisation » employé par le président de la République répondait implicitement à une série d’actes violents dont ont été victimes un élu, des policiers, des enfants, un parent de Brigitte Macron... À gauche, on s’est indigné : « Il cite Renaud Camus, le théoricien du grand remplacement ! » ; les défenseurs d’Emmanuel Macron ont rétorqué : « Mais non, sa référence est Norbert Elias, le grand penseur allemand de La Civilisation des mœurs ! ».
Les experts ont beau expliquer que la violence est plus basse que par le passé et beaucoup moins acceptée, rien n’y fait. La force de l’actualité est telle que chacun finit par croire que la « montée de la violence » n’épargne aucun citoyen, aucune autorité, aucun lieu sanctuarisé. La violence ouverte et décomplexée serait donc partout ? Pas tout à fait : s’il y a un lieu qui reste relativement à l’abri du phénomène, c’est l’entreprise. Essayons de montrer comment et pourquoi.
“Pour s’imposer, il faut cultiver d’autres qualités que celles qui assurent la victoire dans les passes d’armes”
—Norbert Elias
Telle que la décrit Norbert Elias, la civilisation des mœurs consiste en un long processus de répression des pulsions qui s’installe d’abord dans les cours royales ou aristocratiques. La violence physique est progressivement bannie, mais « si l’épée ne force plus la décision, les cabales, les luttes, les disputes pour l’avancement et le succès social la remplacent. Pour s’imposer, il faut cultiver d’autres qualités que celles qui assurent la victoire dans les passes d’armes : la réflexion, la prévision à long terme, la maîtrise de soi, la régulation rigoureuse de son émotivité, la connaissance du cœur humain et du champ social » écrit Elias dans Sur le processus de civilisation (1939). Il cite Les Caractères de La Bruyère (1688) : « La cour est comme un édifice bâti de marbre, je veux dire qu’elle est composée d’hommes fort durs, mais fort polis ».
On aura reconnu dans ces nouveaux rapports humains « civilisés » non seulement le monde politique d’aujourd’hui, du moins quand il sait se tenir, mais aussi celui de l’entreprise et autres lieux de travail. Les passions y sont dissimulées, la parole contrôlée, les conflits ritualisés. Les réactions immédiates sont réprimées et laissent place à l’analyse des motivations et des interdépendances. Pour le dire simplement, avant de se battre, on réfléchit aux causes et aux conséquences. Elias lui-même a comparé les mœurs de cour à celles des grandes entreprises. Dans les deux cas, « l’“autosurveillance” et l’observation méticuleuse des autres font partie des conditions élémentaires du maintien de la position sociale ». Les recruteurs contemporains qui insistent sur le « savoir-être » ne font que souligner cette nécessité.
D’autres facteurs permettent d’expliquer pourquoi l’entreprise est peut-être l’ultime refuge de la civilité. Le premier est qu’on y entre de son plein gré, en signant un contrat. Les deux parties y trouvent leur intérêt, même si le salarié, contraint de gagner sa vie, est souvent – mais pas toujours – dans la position la moins forte. Autre caractéristique, les relations de travail sont particulièrement codifiées. À part l’armée, il y a peu de milieux aussi hiérarchisés et normés que l’entreprise. Le Code du travail, doublé du règlement intérieur, forment un solide carcan pour les managers comme pour les employés. Insulter un collègue ? Sanction. S’enivrer sur le lieu de travail ? Sanction. Ridiculiser le patron sur Facebook ? Sanction. Tripoter une stagiaire ? Sanction. Humilier un employé – pour son apparence, son accent, sa couleur de peau, son orientation sexuelle (et une vingtaine d’autres critères de discrimination) ? Sanction.
On pourrait multiplier les cas. Ces sanctions-là ne sont pas que symboliques, elles se calculent en bon argent, le fluide vital de l’entreprise. Ou en licenciement. Avec de pareils garde-fous, il ne faut pas s’étonner qu’au travail, même la pire punaise ou le plus grossier personnage se tiennent généralement à carreau. Bien sûr, le travail connaît aussi ses rancunes, coups bas et injustices ; mais cette violence ainsi détournée est souvent désamorcée, et quand elle éclate, on y met presque toujours les formes de la politesse. Voilà pourquoi, si décivilisation il y a, le monde de l’entreprise n’est pas le premier concerné !
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Bonne lecture,
Sophie Gherardi