Chère lectrice, cher lecteur,
Depuis une semaine, j’ai perdu ma voix. Je ne suis pas aphone, mais une laryngite s’amuse à m’assigner aléatoirement tantôt un timbre d’adolescent en pleine mue, tantôt des intonations chevrotantes, tantôt des inflexions rauques et graves. Je l’avoue, cette dernière option n’est pas pour me déplaire. Être débarrassée des fréquences les plus aiguës et nasillardes de ma voix m’a donné une assurance toute nouvelle, doublée du frisson du travestissement. Soudain, elle est plus intéressante, plus mûre… et plus masculine.
Beaucoup de femmes partagent ce sentiment que leur voix n’est pas écoutée tout à fait comme celle d’un homme. Sans même parler des questions de temps de parole ou de manterrupting, il semble que la voix féminine en tant que telle, plus aiguë et au débit plus rapide, ait du mal à convaincre. C’est prouvé, les voix masculines suscitent davantage la confiance ! Certains avancent que c’est un vieux réflexe évolutionniste qui nous conduit à nous tourner spontanément vers les personnes qui ont l’air les plus protectrices. Cet amalgame entre les barytons et les biscotos n’est pas sans fondement, puisque les hommes et les femmes dont la voix est plus grave ont généralement un taux de testostérone plus élevé.
Mais la biologie n’explique pas tout. On peut imaginer que depuis l’homme de Néandertal, nous aurions pu nous habituer à entendre des voix aiguës sans penser à la manière dont son propriétaire chasse le mammouth. Sauf que comme le rappelle l’anthropologue David Le Breton dans Éclats de voix (Métailié, 2011), la voix est la porte d’entrée de notre subjectivité et trahit nécessairement notre corps… et notre différence. En l’occurrence, la plus petite taille des femmes et leur cage thoracique plus étroite, qui se traduisent par une voix plus aiguë. Hystériques, folles, vulgaires, ou au contraire trop discrètes et empruntées… La moindre faille vocale est exploitée comme un signe de leur incompétence.
Pour se défaire de ce stigmate, la stratégie la plus courante est l’adaptation vocale : soit on tente de coller à une norme vocale proche de la nôtre, soit on essaye de se distinguer le plus possible de notre timbre initial. Si un homme de 35 ans se pique de parler comme Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés (1968), par exemple, on parle d’« adaptation convergente », car il se rapproche d’un idéal qui n’est pas éloigné du sien et va devoir travailler principalement sa diction. Une adolescente de 14 ans qui s’essaye au même exercice devra de son côté effectuer de véritables contorsions vocales. C’est ce qu’on appelle une « adaptation divergente ».
La plus célèbre de ces adaptations est sans doute le vocal fry, qu’on peut traduire en français par « friture vocale », produite par un resserrement intentionnel du larynx. Ce raclement qui se rapproche du chevrotement (voire du rot, diraient certains) est caractéristique de certaines voix anglo-saxonnes, comme Scarlett Johansson ou Britney Spears. Ainsi, on constate qu’au cours des quarante dernières années, les femmes occidentales ont modulé leur hauteur vocale vers le grave, à mesure que leurs rôles sociaux se diversifiaient. Un progrès, vraiment ?
“Peut-on se satisfaire de voir des générations entières de femmes s’astreindre à prendre des cours de diction ou s’arracher les cordes vocales ?”
Peut-on se satisfaire de voir des générations entières de femmes s’astreindre à prendre des cours de diction ou s’arracher les cordes vocales ? L’uniformité vocale est-elle si désirable ? Après tout, les hommes aussi sont capables de monter dans les aigus : l’usage de la voix de fausset, chez les hommes, est beaucoup plus fréquent en Afrique septentrionale qu’en Occident. Eux aussi s’adaptent et restreignent leur champ d’expressivité.
Une autre technique consiste à attaquer le pouvoir même de la parole. Comme Margaret Thatcher qui déclarait : « En politique, si vous voulez des discours, demandez à un homme. Si vous voulez des actes, demandez à une femme. » Ce qui ne l’a pourtant pas empêchée de retravailler sa tessiture vocale avec un coach du National Theatre pour l’abaisser d’une bonne demi-octave – il faut savoir assurer ses arrières !
Si vous n’avez pas d’argent pour les cours de théâtre et que votre vocal fry crispe encore plus que votre voix naturelle, vous pouvez tout simplement à apprendre à faire la sourde oreille aux critiques. Après tout, certains écoutent bien de la musique atonale ou du heavy metal pour le plaisir, l’humain devrait donc être capable de s’adapter à la voix des femmes ! De mon côté, je compte profiter de ma voix de crooner encore quelques jours, avant de regagner sans complexe mon joyeux timbre de crécelle.
Vous l’aurez compris, il n’est pas forcément bienvenu de se moquer des voix aiguës de vos collègues. Pour autant, doit-on bannir l’humour du bureau ? Pas si l’on suit Anne-Sophie Moreau ! Et d’ailleurs, si vous êtes amateur de blagues un peu lourdingues, on vous conseille notre abécédaire du vocabulaire LGBT+. Une lecture d’actualité en ce mois des fiertés, qui viendra éclairer la lanterne des néophytes de la diversité, et leur permettre d’éviter de froisser un ou deux collègues ! Là non plus, pas de quoi rire : et si votre cerveau était en passe d’être obsolète ? Que vaut l’intelligence humaine, à l’heure de l’IA et du machine learning ? La philosophe Catherine Malabou et le président de l’École polytechnique Éric Labaye en discutent. Enfin, retour à la voix : apprenez à mieux écouter avec notre nouveau format de courtes formations interactives, Expresso. Professeur Plutarque vous accompagnera dans cet exercice délicat, mais nécessaire pour travailler en équipe !
Bonne lecture,
Apolline Guillot