Vous aussi, vos collègues ne sont pas drôles ? C’est un constat général : les Français regrettent que l’humour ne soit pas plus valorisé au boulot. En même temps, entre le souci de ne pas blesser les sensibilités et la difficulté à faire comprendre ses blagues via emails, l’exercice de la boutade professionnelle peut s’avérer très périlleux. Pourtant, l’humour peut avoir des vertus insoupçonnées, nous rappelle Anne-Sophie Moreau. Oui, même au travail !
« L’idée est que nous travaillions ensemble. D’égal à égal », explique sa nouvelle collègue à l’agent OSS 117. « On en reparlera lorsqu’il faudra porter quelque chose de lourd », répond ce dernier. Comment expliquer que cette blague amuse toujours, malgré ou plutôt pour son mauvais goût ? Peut-être parce qu’on sait tous que ce type de plaisanteries est en voie de disparition. Dans un monde qui prône la bienveillance (d’aucuns diraient : où le politiquement correct s’impose), la gaudriole à l’ancienne perd inévitablement du terrain. Mais n’est-ce pas l’humour en général qui est aujourd’hui menacé en entreprise ? Quand le savoir-être prime sur le savoir-faire, rater sa blague vous expose à perdre en crédibilité. Or, s’il y a bien quelque chose qui peut être lourd, c’est l’humour : lorsqu’il tombe à plat, blesse inopportunément ou encore renvoie à des rapports sociaux d’un autre temps – ceux d’un vieux macho avec une employée talentueuse, comme ici. Est-ce une raison pour y renoncer au travail ?
“Oser une blague sur Zoom est plus risqué qu’à la machine à café”
C’est un fait : on se marre moins au bureau qu’avant. D’abord parce qu’il n’y a plus de bureaux : avec le télétravail, les occasions d’amuser la galerie se raréfient. Oser une blague sur Zoom est plus risqué qu’à la machine à café : à distance, personne ne notera votre regard pétillant lorsque vous faites de l’ironie, ce qui peut créer des malentendus. Sans parler de la cruelle ambiguïté de l’email ou du SMS : Justin Kruger (l’inventeur de l’effet Dunning-Kruger) a montré que les blagues dans les emails demeuraient souvent incomprises de leurs destinataires ; nous aurions tendance à surestimer la capacité d’autrui à saisir le sarcasme dans nos propos, ce qui peut nous jouer des tours dans le contexte professionnel. D’après une autre étude, il serait même devenu nécessaire d’ajouter des emojis pour signifier qu’on plaisante, sans quoi votre interlocuteur vous prend au pied de la lettre.
Toujours est-il que l’humour nous manque au travail. D’après un sondage LinkedIn, six Français sur dix aimeraient que leurs collègues puissent plaisanter plus souvent. 78 % des professionnels sondés trouvent que l’humour est sous-estimé et qu’il n’est pas assez valorisé au travail. Faudrait-il sauver l’humour au travail ? Mais en quoi a-t-il sa place dans la sphère tout sauf drôle du professionnalisme et de la productivité ?
Une ironie pas inutile
Commençons par rappeler l’utilité de l’ironie au sens que lui donnaient les Grecs : l’eirôneia pratiquée par Socrate dans les dialogues de Platon consistait à feindre l’ignorance face à ses interlocuteurs pour mieux les amener à prendre conscience de leurs préjugés et à progresser ainsi sur le chemin de la vérité. Cette ironie consiste non pas à affirmer, mais à questionner – et donc à remettre en cause nos certitudes. En ce sens, l’ironie est la bienvenue au travail. En entreprise, on a tendance à écouter les chefs et les experts avec déférence, et à se laisser impressionner par le jargon. Or, face à l’esprit de sérieux, l’ironie constitue un garde-fou inestimable. Rien de tel qu’un bon mot pour balayer les projets irréalistes d’un Comex qui se laisserait griser par ses propres ambitions. Et si ce produit qu’on voulait lancer sur le marché était parfaitement inutile ? Une boutade suffit parfois à faire passer le message, sans pour autant accuser frontalement les défenseurs de la stratégie en question. L’ironie est l’arme du sceptique, de celui qui ne saurait se laisser berner par une présentation PowerPoint clinquante et songe sans cesse à rappeler la nécessité de se confronter au réel. Elle bouscule nos préjugés et réveille l’esprit critique – un outil bienvenu dans l’univers moutonnier de l’entreprise.
“Grâce à l’ironie, les périples se bouclent et les problèmes se laissent circonscrire”
—Vladimir Jankélévitch
Une autre dimension de l’ironie a été mise en valeur par les romantiques allemands. Pour Friedrich Schlegel, le poète est porté par le « souffle divin de l’ironie », un sentiment qui « survole tout et dépasse infiniment tout ce qui est limité ». Art du paradoxe, l’ironie romantique consiste à combiner et recombiner à l’envi les éléments du réel pour en renouveler sa vision. « L’ironie est le pouvoir de jouer, de voler dans les airs, de jongler avec les contenus soit pour les nier, soit pour les recréer », commente Vladimir Jankélévitch dans l’essai qu’il lui consacre en 1936. En mettant à distance le réel, elle nous donne le sentiment de pouvoir le maîtriser. « Grâce à l’ironie, les périples se bouclent et les problèmes se laissent circonscrire », poursuit le philosophe. Au travail, celui qui se distingue par son esprit de saillie (le Witz d’un Voltaire, pour reprendre un concept dont raffolent les romantiques allemands) démontre ainsi sa capacité à voir plus loin, à concevoir les choses autrement… et donc de trouver l’idée qui changera la donne : en se plaçant au-dessus du monde, on se donne la possibilité de le réinventer !
Ainsi, vous auriez tort de juger trop vite le boute-en-train de l’équipe : peut-être a-t-il lu les romantiques et cherche-t-il à se prendre pour l’égal de Dieu, nourrissant sa créativité à la manière d’un poète. Encore faut-il qu’il use du bon type d’humour pour démontrer sa capacité à maîtriser la complexité du réel : il y a une grande différence entre réagir avec une subtile ironie à une situation inédite, en provoquant la réflexion par son sens de l’à-propos, et faire le clown en racontant une blague hors contexte, à la Jean-Marie Bigard. Tout gouailleur n’est pas démiurge !
Rire des puissants, mais aussi des faibles
Mais revenons sur Terre : parmi les vertus de l’humour, il en est de plus prosaïques. Outre ses bénéfices en matière de santé cardiovasculaire, il permettrait de relâcher les tensions. Selon 69 % des sondés par Linkedin, les blagues détendent l’atmosphère au travail. L’ambiance est tendue à la veille de l’annonce des résultats annuels ? Un bon vieux calembour suffira à détendre les esprits. Pensez-y lorsque vous voyez vos collègues se laisser ronger par le stress : quand les clients se font trop pressants, une contrepèterie potache rappellera au commercial angoissé qu’il y a quelque chose d’absurde à prendre son boulot trop à cœur. L’humour rend service en ce qu’il témoigne de la nécessité d’adopter un rapport plus sain au travail. S’autoriser un peu de légèreté est un réflexe vital au temps du burn-out et de l’injonction à tout sacrifier au travail.
L’humour permet par ailleurs d’améliorer la cohésion du groupe en renforçant la complicité entre ses membres. Rien de tel que de se moquer de l’accoutrement du patron pour créer du lien ! La parodie du pouvoir relève du carnavalesque, pour reprendre une notion du théoricien littéraire Mikhaïl Bakhtine : dans les fêtes populaires, on imitait le roi ou les puissants ; une manière de s’affranchir (temporairement) de leur joug.
“Où la personne d’autrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut commencer la comédie”
—Henri Bergson
Le problème, c’est quand l’ironie renforce les rapports de pouvoir au lieu de les renverser. Dans son essai sur Le Rire (1900), le philosophe Henri Bergson explique que celui-ci est provoqué par « du mécanique plaqué sur du vivant ». On rigole quand son collègue rate une marche, car le déséquilibre le réduit à une matière inerte ; ou encore quand les gens s’expriment par clichés, comme s’ils étaient des automates. De là à ce que l’humour soit utilisé comme un instrument de domination, il n’y a qu’un pas. Se moquer de tel accent ou de telle tournure de langage (« tu as remarqué que Kevin était incapable de répondre à une question sans dire « toutafé » ou « du coup » ? ») implique d’appartenir à une classe sociale commune et privilégiée, qui renforce ses liens de connivence en désignant l’autre comme prêtant à rire – comprenez : comme différent. On se moque de celui qui n’a pas les codes ou ne partage pas la culture dominante. Dans le film Le Goût des autres (2000), un patron de PME joué par Jean-Pierre Bacri en fait les frais : assis à la table de café avec des acteurs et critiques de théâtre, il se laisse embobiner par des convives qui se gaussent de son ignorance, lui faisant croire que telle référence existe pour mieux mettre en valeur ce qu’ils voient comme une infériorité intellectuelle. L’humour se fait ici cruel. Comme disait Bergson : « où la personne d’autrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut commencer la comédie ».
Pour le philosophe, le rire fonctionne comme un rappel à l’ordre de la société ; il ramène le rêveur dans le droit chemin. Bergson commente avec lucidité l’entrée des étudiants dans les « Écoles » (les grandes écoles, dirait-on aujourd’hui) : « Quand le candidat a franchi les redoutables épreuves de l’examen, il lui reste à en affronter d’autres, celles que ses camarades les plus anciens lui préparent pour le former à la société nouvelle où il pénètre et, comme ils disent, pour lui assouplir le caractère. » Tout cadre sup’ passé par le bizutage ordinaire d’une école de commerce se reconnaîtra dans cette expérience du rire bergsonien, cette « brimade sociale » : lorsque le BDE se pique de faire de l’humour sur le dos des nouveaux arrivés, il ne s’agit pas de détendre l’atmosphère, mais de faire entrer chacun dans le moule.
Danger : humour à manier avec précaution
On a vite fait de passer de la bouffonnerie à la vexation, c’est pourquoi l’humour doit être manié avec prudence. Un critère pour sentir si son usage est sainement réparti dans votre boîte : demandez-vous si chacun peut l’exercer à hauteur égale. Lorsque seul le chef se permet des blagues sur quelqu’un, le harcèlement n’est pas loin. Le « droit à l’humour » est par ailleurs inégalement réparti entre hommes et femmes. Car faire de l’ironie, c’est une manière de prendre le pouvoir : une attitude qui peut rendre antipathique la femme qui s’y risque, car ses collègues ont des attentes différentes envers elle. Dans son essai Le Rire des femmes (Puf, 2021), l’historienne Sabine Melchior-Bonnet rappelle qu’on a longtemps tenu les femmes à l’écart de l’humour. La femme drôle était perçue comme lubrique et menaçante ; un cliché qui perdure aujourd’hui encore : le concours des Miss France n’impose-t-il pas aux candidates, outre d’être célibataires et sans enfant, de « ne pas faire d’ironie » ? Si l’homme séduisant est drôle et doté de pouvoir, la femme se doit d’être belle et réservée. Gare à elle si elle se laisse aller à trop plaisanter en réunion : il ne faudrait pas que son sens de la répartie vienne menacer la virilité de ses collègues ! Si l’humour est un outil de travail comme un autre, encore faut-il qu’il soit accessible à tous et non pas monopolisé par quelques mâles alpha.
“On se réfugie dans l’ironie lorsqu’on a renoncé à défendre ses valeurs”
Rappelons-nous enfin que l’humour peut vous entraîner sur une pente dangereuse : celle de ne plus rien prendre au sérieux. C’est l’attitude du cynique, qui cache souvent un « moralisme déçu », comme le note Jankélévitch : on se réfugie dans l’ironie lorsqu’on a renoncé à défendre ses valeurs. Pour s’engager véritablement, il faut prendre le risque de pouvoir être déçu par le réel – et donc d’abandonner le bouclier de l’ironie, dont on use trop souvent pour s’affranchir de toute responsabilité. Autrement dit, l’attitude de l’ironique pathologique le rend étranger à sa propre vie, et incapable de s’engager dans quoi que ce soit. Prendre son existence – et accessoirement son travail – au sérieux, c’est se donner la possibilité de s’y épanouir.
Est-ce à dire qu’il faut renoncer à toute plaisanterie ? Se draper dans l’austérité de ses ambitions morales et ne plus tolérer la moindre malice au bureau ? Loin de là. Rien ne vous oblige à choisir entre le personnage du rabat-joie, celui de l’éternel boute-en-train ou celui du cynique désabusé. C’est davantage dans l’intention de votre humour que dans sa forme ou sa fréquence que vous trouverez votre style. L’humour le plus fin peut être profond et léger, bienveillant et hilarant à la fois. Comme lorsqu’on use de l’autodérision pour mettre à l’aise un collègue timide, ou qu’on souligne un enjeu politique à travers un détail comique. « La drôlerie sans une arrière-pensée sérieuse ne serait pas ironique, mais simplement bouffonne », disait Jankélévitch. Pour vous y retrouver, rappelez-vous que le véritable humour a une exigence morale : c’est pour s’élever qu’on fait des blagues, pas pour se rabaisser !