Chère lectrice, cher lecteur,
Ça y est : la semaine dernière, après trois ans d’instruction, le tribunal fédéral de Washington ouvrait le procès antitrust US v. Google. L’entreprise est accusée d’avoir maintenu sa domination sur le marché des moteurs de recherche (et, par extension, de la publicité) en concluant des accords avec des fabricants de smartphones et des navigateurs comme Mozilla. Chaque année, Google paierait ainsi jusqu’à douze milliards de dollars à Apple et des milliards à d’autres pour s’assurer que chaque utilisateur qui veut se connecter à Internet tombe d’emblée sur sa barre de recherche multicolore. Chaque requête de recherche ajoute des données, ce qui améliore les résultats de la recherche et attire plus d’utilisateurs, qui génèrent encore plus de données et de revenus publicitaires. Un cercle vertueux pour le géant du Web – qui concentre à lui seul 90 % des requêtes mondiales, et un chiffre d’affaires de 160 milliards de dollars. Pour l’avocat du ministère de la Justice Kenneth Dintzer, cet amas considérable de données constitue un obstacle insurmontable pour d’éventuels nouveaux entrants : « Les données sont l’oxygène d’un moteur de recherche », rappelle-t-il.
La défense de Google affirme le contraire : les données, si elles sont des ressources précieuses, ne seraient pas le nerf de la guerre. Ce seraient ses algorithmes, c’est-à-dire l’architecture interne de leur moteur de recherche, mis à jour des milliers de fois chaque année pour plus de pertinence, qui le rendraient tout simplement… meilleur. Certes, il y a monopole, mais il est naturel et mérité ! « Les utilisateurs ont aujourd’hui plus d’options de recherche et plus de moyens d’accéder à l’information en ligne que jamais auparavant », estime John Schmidtlein, l’un des avocats de la défense. Si on sanctionne Google, « Yahoo ou DuckDuckGo n’en seront pas plus rapides pour autant », ironise-t-il. Alors, l’internaute est-il, comme le suggère l’accusation, une victime manipulée à coups de paramètres par défaut ? Ou bien, comme le soutient Google, un agent rationnel et débrouillard ?
Spinoza dirait sans doute que nous sommes ici dans un cas classique de « libre détermination » : nous sommes à la fois libres de cliquer où bon nous semble, mais subtilement contraints sans le savoir. Dans sa Lettre à Schuller (1674), il prend l’exemple d’une pierre qui est lancée en l’air : de l’extérieur, nous savons qu’une force l’a lancée, et que la gravité l’attire vers le sol. Il ne nous viendrait pas à l’idée de dire qu’elle est libre. Mais il propose ensuite d’imaginer « que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir ». C’est là qu’apparaît l’idée de liberté : « puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, [cette pierre] croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut ». Ce qui nous contraint, lorsque nous faisons une recherche Google, ce n’est pas la main de fer du géant américain ou de ses méchants partenaires, mais une force invisible semblable à la gravité : la facilité.
“La magie de Google, c’est d’avoir créé un écosystème d’information pure, sans frustration ni friction, où l’effort se fait oublier”
Rechercher sur Google n’est ni bien ni mal, juste plus facile. Son usage nous transforme en joyeux cailloux spinozistes planant au vent. La sensation de liberté est totale, car le monde virtuel obéit parfaitement à notre requête. Pas étonnant : ce ne sont pas nos grands principes abstraits qui dirigent notre vie, mais bien ce que Spinoza appelle notre « conatus », nos efforts pour « persévérer dans [notre] être » en cherchant spontanément les choses qui augmentent notre puissance d’agir. Dans le cas d’Internet : le désir de nous informer, de nous divertir, de nous parler les uns aux autres. Ce qui explique pourquoi, lorsque nous utilisons un concurrent de Google que nous avons choisi rationnellement (pour des raisons écologiques, politiques ou d’anonymat), nous nous sentons souvent plus entravés. Faire défiler les résultats, reformuler la requête, cela ressemble à une injuste punition… tant et si bien qu’on finit par taper « google » dans la barre de recherche. La liberté théorique qu’on exerce en quittant Google se paye d’un certain inconfort de notre conatus numérique : on arrête de voler, et on rame. La magie de Google, c’est d’avoir créé un écosystème d’information pure, sans frustration ni friction, où l’effort se fait oublier.
Mais pour combien de temps encore ? Une nouvelle ère s’est ouverte avec ChatGPT, que Google n’a pas encore su exploiter. Certes, on voit que la part du marché de Bing, qui produit des résultats enrichis par l’intelligence artificielle générative d’OpenAI, a à peine augmenté depuis son introduction en grande pompe ce printemps. Néanmoins, le déploiement massif de l’intelligence artificielle dans la recherche d’information ne fera qu’effacer de plus en plus l’interface, au profit de ce à quoi elle donne accès. Plus besoin de choisir entre des résultats, nous n’aurons qu’à accepter ou rejeter des réponses.
Lentement mais sûrement, l’argent liquide disparaît au profit de la carte bancaire ou d’autres moyens de paiement. Quels enjeux se cachent derrière cette dématérialisation ?
Le talent et le mérite individuels ne seraient-ils que des mythes sans fondement ? C’est le point de vue de la neuroscientifique Samah Karaki, dont nous publions l’entretien.
Avez-vous déjà croisé un « perennial » ? Ce sont ces gens qui refusent de se laisser catégoriser selon leur âge, arguant d’une curiosité qui leur permet de rester à l’écoute de leur temps. Une façon cachée de faire l’apologie du jeunisme ?
C’est une autre chose d’être reconnaissant du travail de ses collègues, c’en est une autre que de leur dire… êtes-vous à l’aise avec l’exercice ? On fait le point !
Bonne lecture,
Apolline Guillot