Biologiste et docteur en neurosciences, Samah Karaki publie un essai percutant, Le talent est une fiction (JC Lattès, 2023), où elle dénonce le mythe du talent individuel et le mensonge social qui ferait croire à ceux qui réussissent qu’ils le méritent… Entretien.
Propos recueillis par Victorine de Oliveira.
Vous affirmez que le talent est une fiction : quelle jolie histoire nous raconte-t-il ?
Samah Karaki : Considérer que nos réalisations sont liées à un potentiel donné, à un travail, ou à des dispositions psychologiques peut paraître rassurant, car cela nous renvoie à une forme de liberté, d’agentivité que nous aurions sur nos parcours. Nous aimons cette illusion-là parce qu’elle porte en elle une promesse d’émancipation de soi par soi. Quand nous racontons notre histoire, notre trajectoire, nous évoquons très peu les circonstances favorables qui ont pu nous aider. Même lorsque nous mentionnons les éléments que nous avons été en mesure de braver, nous passons sous silence tout un sac à dos invisible d’avantages et de privilèges qui peuvent expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là. Il en va de même pour les récits d’échecs : on les rattache à quelque chose qui serait interne à leur auteur, à des dispositions psychologiques, à une certaine capacité de travail et d’acharnement. Tout cela repose sur l’idée que quelque chose en nous, dans notre biologie, dans nos gènes et notre cerveau, détermine absolument ce que nous sommes, indépendamment de tout contexte.
“Le déterminisme biologique permet de justifier les inégalités d’accès au pouvoir en identifiant les problèmes au sein des individus plutôt qu’au sein des structures”
Samah Karaki
Comment expliquer le succès de cette fiction ?
Elle est très commode, car elle permet de justifier les inégalités d’accès au pouvoir en identifiant les problèmes au sein des individus plutôt qu’au sein des structures. On continue à privilégier l’accès de certains groupes de personnes aux positions de pouvoir, au prétexte qu’ils ont le gabarit physique et psychologique pour y parvenir et y rester. C’est un argument que l’on mobilise, par exemple, pour justifier les inégalités d’accès à certains métiers entre les hommes et les femmes : ces dernières auraient ainsi une prédisposition naturelle aux métiers du soin, parce qu’elles seraient génétiquement « câblées » pour soigner plutôt que pour diriger et organiser. Idem pour les disparités d’accès entre pauvres et riches ou entre Noirs et Blancs. Or, aucun argument biologique ne peut justifier cela. Certaines voix scientifiques vont jusqu’à dire que nos capacités de persévérance et d’effort sont aussi déterminées génétiquement. Mais je soutiens que ces dispositions, qu’elles soient liées au travail, à l’effort, ou à l’état d’esprit, sont façonnées par des facteurs externes à soi. Et nous gagnerions à les reconnaître pour retrouver une marge de manœuvre dessus.
“Les tests de QI finissent par mesurer les traits qui caractérisent les dominants”
—Samah Karaki
Le fait de valoriser autant le talent ou le mérite n’est-il pas une façon de réactiver un régime d’exception, quasiment aristocratique ?
Pour qu’une société méritocratique fonctionne, on part du principe qu’il n’y a pas assez de place pour tout le monde et que les ressources sont limitées. Cela devient donc logique de penser qu’il faut attribuer les places aux personnes qui le méritent le plus, aux personnes les plus adéquates. En conséquence, il faut pouvoir sélectionner les méritants. Si l’on veu…
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