Chère lectrice, cher lecteur, 

Imaginons que vous entrez à l’hôpital pour une intervention délicate, et apprenez que votre chirurgienne n’a pas quitté le bloc opératoire depuis trente heures. Vous seriez plutôt inquiet, non ? Pourtant, dès que l’on quitte l’hôpital pour s’intéresser aux grands patrons ou aux hommes politiques, cette inquiétude s’évapore. Récemment, Gabriel Attal était ainsi décrit en « travailleur infatigable », capable d’« enchaîner plusieurs nuits sans sommeil ». Et si « ses cernes sous les yeux trahissent la fatigue et l’anxiété », pas de panique selon Le Figaro, puisqu’« ils ne l’empêchent pas d’avaler les dossiers techniques ». Idem pour Donald Trump ou pour l’ancienne PDG de PepsiCo Indra Nooyi, qui se vantaient de faire des nuits de quatre heures.

La chose n’est pas nouvelle : depuis Churchill, qui passait davantage ses nuits à boire qu’à dormir, le mythe de l’infatigable dirigeant continue de faire rêver. Étonnant, quand on sait l’importance qu’a pris ces dernières années la question de la santé et du bien-être au travail. D’un côté, on cherche à prévenir les risques psychosociaux, à mieux prendre en compte la pénibilité, à valoriser le sport et l’équilibre entre vie de famille et travail… Mais de l’autre, diriger une entreprise ou un pays en ne dormant que quatre heures par nuit est encore toléré, voire salué.

Pourtant, les journées à rallonge sont moins synonymes de productivité que de paresse, démontrent de nombreuses études citées par l’expert en neurobiologie Matthew Walker dans Pourquoi nous dormons ? (La Découverte, 2018). Plus lents, moins créatifs, les employés qui n’ont pas assez dormi se dirigent vers des tâches plus répétitives et optent pour les solutions faciles. Pire encore : moins une personne dort, plus elle est immorale. En effet, le lobe frontal, nécessaire au contrôle de soi et à la maîtrise des pulsions émotionnelles, est mis hors service par le manque de sommeil. Résultat : les employés dormant six heures ou moins sont plus prompts à mentir ou à s’attribuer les mérites d’autrui. Une étude compare même leur état mental à celui d’une personne ivre : après vingt heures de veille, leurs performances sont équivalentes à celles d’une personne avec un taux d’alcool dans le sang de 1 g/L. Paresseux, inefficaces, immoraux et pratiquement soûls : le tableau n’a pas de quoi réjouir.

Ce qui vaut pour le travailleur lambda vaut également pour son chef. Walker cite une étude qui compare le temps de sommeil de certains dirigeants sur plusieurs semaines à leur performance sur le lieu de travail, telle qu’elle est perçue par leurs employés. Outre une baisse de productivité personnelle, un chef fatigué a aussi du mal à se contrôler : il multiplie les abus et les erreurs de jugement, tirant ainsi tout le monde vers le bas. « Le manque de sommeil d’un chef d’entreprise se transmet comme un virus », précise-t-il : même les employés reposés se montrent moins investis au fil de la journée.

 

“Rien pour l’homme n’est plus proche parent de la mort que le sommeil”

—Xénophon

 

À cela, les noctambules répondent souvent qu’ils sont des « petits dormeurs » qui ont su s’organiser. Quelques mois après son élection, le président Emmanuel Macron se voulait rassurant : « J’ai toujours peu dormi, donc cela me coûte très peu ». En réalité, les « petits dormeurs » ne constituent qu’une minuscule partie de la population. Selon la présidente du Réseau Morphée, interrogée par Le Monde en 2017, « on estime entre 1 % et 3 % de la population ceux qui sont génétiquement programmés pour se contenter de quatre à cinq heures et demie de sommeil par nuit. » Les grands de ce monde font-ils donc tous partie de ces rares exceptions ? On peut en douter.

Si les patrons rechignent à dormir, au mépris de toutes les recommandations scientifiques et du bon sens, c’est peut-être moins grâce à une prédisposition génétique que par postulat métaphysique. La veille forcenée ne serait que le prolongement du contrôle que l’esprit est censé exercer sur le réel. Dormir, à l’inverse, c’est perdre la bataille contre le corps, rendre les armes à un vulgaire organisme animal… et mortel. Car c’est là, le fond du problème : comme le souligne le philosophe antique Xénophon, « rien pour l’homme n’est plus proche parent de la mort que le sommeil ». Cette thanatophobie, ou peur de la mort, peut prendre la forme d’un défi, comme dans la bouche de Frank Underwood, le député impitoyable mis en scène dans la série politique House of Cards : « Dormir m’a toujours répugné. Comme la mort, le sommeil couche même le plus puissant des hommes. »

Les dirigeants qui se vantent de traiter les sujets les plus épineux en alignant les nuits blanches ne sont pas juste contre-productifs, mais dangereux pour la société dans son ensemble. Comment prendre les bonnes décisions pour un collectif humain si on se traite soi-même comme un demi-dieu ? Si l’on essaye de s’extraire de la vie biologique, que l’on méprise ou que l’on craint ? Comme le formule le peintre Goya, « le sommeil de la raison engendre des monstres » : on pourrait en dire autant du manque de sommeil.

 

 

Pour prendre de bonnes décisions, il faut une bonne nuit de sommeil... mais pas que ! Dans cet entretien, Olivier Sibony nous donne quelques clés pour ne pas laisser notre cerveau nous jouer des tours. 

Les femmes recourant à la PMA sont de plus en plus nombreuses. Mais ce parcours médical lourd peut devenir handicapant professionnellement, surtout dans des organisations qui n’y sont toujours pas préparées. Enquête.

Pourquoi grignote-t-on en travaillant, alors même qu’on n’a pas faim ? De la pulsion aux réflexes métaphysiques, cinq hypothèses sur l’origine de ce comportement. Une petite friandise philosophique !

Enfin, dans notre dernière vidéo, la philosophe Laurence Devillairs nous explique en quoi l’injonction à être résilient peut nous nuire.

 

Bonne lecture !

Apolline Guillot

Photo © hjalmeida / iStockphoto
24/01/2024 (Mis à jour le 01/02/2024)