Du 6 au 9 juin 2024, les Européens se rendront aux urnes pour élire les députés qui les représenteront au sein du Parlement de l’Union européenne pour les cinq années à venir. L’occasion de faire un point sur l’enjeu politique et économique que représentent ces élections avec Andy Smith, chercheur en économie politique à Sciences Po.
Propos recueillis par Athénaïs Gagey.
On parle de gouvernance européenne, rarement de gouvernement européen. L’Union européenne (UE) n’a-t-elle pas de bord politique ?
Andy Smith : J’ai coutume de parler de gouvernement avec un petit « g ». Aujourd’hui, comme depuis le début de la construction européenne, c’est le marché commun qui constitue l’épicentre de l’activité socioéconomique et politique européenne. Son encadrement est le fruit d’un affrontement entre deux camps politiques relativement bien organisés. Le premier camp, que j’appelle néodirigisme, promeut l’intervention des pouvoirs publics pour corriger les défaillances du marché et orienter l’activité socioéconomique. En face, on trouve des néolibéraux qui considèrent que les pouvoirs publics doivent se retirer autant que possible.
L’histoire de l’UE, c’est l’histoire de compromis entre des élites affiliées à l’un de ces deux camps. La politique agricole commune (PAC), par exemple, a été bâtie sur le modèle dirigiste – l’UE intervient sur les prix, accorde des subventions aux agriculteurs pour fonder leur préretraite. Mais des éléments néolibéraux sont aussi présents dès le début : la politique de l’UE encourage depuis toujours la libre concurrence entre les entreprises européennes.
Mais par la suite, on assiste à un tournant libéral ?
Cette tension entre dirigisme et libéralisme perdure jusque dans les années 1960. Au cours des années 1980, l’UE commence à prendre une tangente néolibérale surtout parce que des gouvernements néolibéraux arrivent à la tête des États, à partir de l’arrivée de Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni en 1979. Puis, à la fin des années 1990, le tournant néolibéral est franchement institutionnalisé au niveau européen quand Jacques Delors quitte la présidence de la Commission. S’est ensuivie une refonte profonde de la politique de la concurrence. Cela passe par les contrôles sur des fusions entre les grandes firmes, et par l’interdiction des aides d’État et des situations d’oligopole qui sont vues comme dénaturant le fonctionnement de marché.
“Les politiques communes existent depuis toujours et sont engagées secteur par secteur”
Outre la libre concurrence, l’Europe a-t-elle vraiment des politiques communes ?
Les politiques communes existent depuis toujours et sont engagées secteur par secteur. La PAC est emblématique, mais on peut citer le secteur des télécommunications qui a permis l’essor de géants européens, ou encore le secteur de la construction – l’utilisation des matériaux est réglementée à l’échelle européenne. De manière plus transversale, le Green Deal s’applique à tous les États membres.
En parallèle, il y a la politique commerciale internationale, dont la Commission européenne est responsable. La Commission négocie des accords de libre-échange, même si elle n’est pas la seule signataire, comme on l’a vu avec l’accord avec le Mercosur, suspendu depuis deux mois à la suite de la colère des agriculteurs. Et depuis peu, une politique de défense commune s’esquisse. Il n’y a pas d’armée européenne, mais les États s’engagent à coopérer dans la production d’armement.
“La transition écologique ne se fera pas sans un retour dirigiste”
Entre la concurrence des États-Unis et de la Chine, le défi climatique et la guerre en Ukraine, le renforcement de l’UE semble plus nécessaire que jamais. Mais les réglementations européennes sont déjà jugées excessives.
Le débat concernant l’avenir de l’UE est brouillé par la montée des populismes. Pendant la crise agricole, par exemple, il y a eu beaucoup d’exagérations concernant les écarts de réglementation au sein de l’UE, et celles concernant les normes environnementales ou sanitaires en particulier. Mais parler de distorsion de concurrence est avant tout une stratégie électorale à l’échelle nationale.
À un moment, on va devoir se poser la question : comment prétendre ouvrir des marchés au sein de l’UE, sans réglementation ? Si on veut un marché où tout le monde peut se concurrencer, il faut des règles harmonisées. En cela, le marché européen est plus complet que le marché étasunien où, pour le coup, les règles sont extrêmement différentes d’un État à l’autre. Par exemple, pour construire un bâtiment dans un autre État, un constructeur doit passer des examens professionnels.
Et dans le cadre de la transition écologique, il va falloir reprogrammer l’activité socioéconomique et définir des buts différents : cela ne se fera pas sans un retour dirigiste, secteur par secteur !
“L’UE, c’est un partage de la souveraineté !”
D’après vous, la légitimation du gouvernement de l’Union européenne est un « défi permanent ». En quoi ?
L’Union européenne existe depuis presque 70 ans, mais on a parfois l’impression que cet édifice fragile pourrait disparaître à tout moment – le Brexit a participé à cette déstabilisation. Il est peut-être temps de dire les choses clairement : l’UE, c’est un partage de la souveraineté ! Ce n’est pas qu’un accord international, mais une sorte d’État de droit qui a beaucoup de consistance, ce que les Britanniques découvrent. Alors bien sûr, c’est une entité qui peut être remise en cause beaucoup plus facilement que des États qui ont 300 ans d’histoire ou plus. L’UE n’a pas d’équipe de foot, pas de langue commune, pas de nourriture commune. Il n’y a pas d’appartenance.
La comparaison avec les États-Unis est éclairante : outre-Atlantique, chacun est très inféodé à son État, ce qui n’exclut pas une forte appartenance aux États-Unis en général. Aujourd’hui, le système fédéral américain est attaqué de toutes parts, notamment par les soutiens de Donald Trump, qui veulent plus d’autonomie pour les gouvernements des États. Ce phénomène récent montre que le niveau fédéral peut facilement se désinstitutionnaliser si on ne le défend pas suffisamment.
Cela dit, je travaille actuellement sur la comparaison entre le marché unique européen et son équivalent américain. Si l’UE n’a pas de politique redistributive qui produise de l’adhésion et de la solidarité, façon État providence, un sondage d’opinion que nous avons réalisé révèle que les Européens sont plus conscients de leur marché commun que les Américains !
“Il y a une véritable perte de promoteurs de l’UE”
Qui défend l’UE aujourd’hui ?
C’est tout le problème ! Il y a une véritable perte de promoteurs de l’UE – à part le président de la Commission et les commissaires, qui ont très peu voix au chapitre dans les médias. Les États défendent volontiers l’idée européenne, en France notamment, mais ne travaillent pas à savoir ce que cela signifie concrètement. Pendant les débats sur le Brexit, par exemple, le camp « Remain », qui défendait de rester dans l’UE, n’a pas fait campagne. À mon sens, c’est l’explication majeure du Brexit.
Et puis, beaucoup des élites des pays membres jouent un double jeu. Ils participent pleinement au gouvernement de l’UE, mais accusent la Commission au moindre problème. Il y a beaucoup d’hypocrisie.
Qu’est-ce qui pourrait changer avec les élections européennes ?
L’enjeu est énorme parce que le Parlement européen a un pouvoir de codécision réel avec le Conseil des ministres de l’UE. Certes, il ne peut pas initier les politiques de l’UE à proprement parler, mais il peut bloquer les initiatives de la Commission qui sont déjà approuvées par le Conseil des ministres. En cela, le bord politique du Parlement peut gripper totalement le système des décisions communautaires. Surtout, il pourra encourager une dilution des règles existantes. Je pense en particulier au Green Deal, qui deviendra de moins en moins ambitieux si l’extrême droite et la droite prédominent au Parlement. Il y aura des conséquences directes sur la politique de commerce international et les nouveaux accords de libre-échange. Les discussions autour des accords avec le Mercosur, aujourd’hui suspendues, reprendront un jour. Si le Parlement comporte une forte présence d’élus populistes d’extrême droite, il y aura des crispations. Et puis une droitisation du Parlement ne permettra pas d’installer des débats sereins concernant l’Ukraine.
“On pourrait envisager l’intégration de l’Ukraine au nom de la démocratie, que l’UE est censée défendre bec et ongle”
Justement, l’intégration de l’Ukraine n’accentuerait-elle pas la difficulté à prendre l’UE au sérieux ?
Dans l’ambiance actuelle, la perspective d’une adhésion de l’Ukraine est vue comme une menace au modèle social et aux acquis communautaires. Il y a une opposition de nature politique : on pense qu’une intégration de l’Ukraine complexifiera le système de décision de l’UE. Sur le plan économique, on craint que l’intégration d’un pays où les normes environnementales et sociales sont plus laxistes déstabilise les marchés. Certes, l’agriculture ukrainienne utilise beaucoup plus d’intrants, de pesticides. Certes, l’écart des coûts de main-d’œuvre pourrait désavantager les travailleurs européens, à l’Ouest surtout. Mais on a vu avec les pays de l’Est, comme la Pologne, que l’adhésion à l’UE s’organise : après une période de transition, ces pays ont été obligés d’adhérer aux règles européennes.
On pourrait aussi présenter les choses sous une lumière plus positive. Économiquement, l’Ukraine a des ressources extrêmement importantes, c’est le grenier à blé de l’Europe. Et puis on pourrait envisager son intégration au nom de la démocratie, que l’UE est censée défendre bec et ongle.