Tous deux issus de milieux populaires et devenus des intellectuels éminents, Gérald Bronner et Chantal Jaquet ont témoigné de leur parcours singulier. Dans Les Origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? tout juste paru, le sociologue déconstruit les discours misérabilistes et réévalue l’importance du mérite. Créatrice du terme « transclasse », la philosophe lui répond.
Propos recueillis par Cédric Enjalbert.
Lors de la réception de son prix Nobel de Littérature, Annie Ernaux a dit vouloir, en écrivant, « venger sa race ». Que vous évoque cette ambition ?
Gérald Bronner : En répétant vouloir « venger sa race », Annie Ernaux manifeste une colère où apparaît le motif de la vengeance. Cette réclamation tient à une forme de mythogenèse, à une façon de raconter son parcours. Je ne dis pas qu’elle soit fausse, je crois aux souffrances qu’elle exhibe. Cependant, elle n’éclaire qu’une facette du polyèdre qu’est l’identité. Tous ces auteurs se lisent : Annie Ernaux a vécu un choc ontologique en lisant Bourdieu, puis Didier Eribon en lisant Annie Ernaux, et Édouard Louis en lisant les trois, de sorte qu’une matrice narrative stéréotypée se constitue. Elle peut être une impasse pour ceux qui partent à la rencontre d’eux-mêmes.
Chantal Jaquet : Par cette formule, Annie Ernaux entend justement dépasser la honte et la douleur, briser la fatalité sociale, pour réhabiliter les siens et affirmer une forme de fierté. Ce n’est pas une expression que j’emploierais personnellement, car il s’agit moins de prendre une revanche sur le passé que d’affirmer une puissance d’agir à travers l’écriture. Mais ni la honte ni la douleur ne sont honteuses, car il y a une vérité de l’affect qui exprime la manière dont une situation est éprouvée. L’écrivaine se réapproprie son histoire et conquiert l’estime de soi, en sublimant ses affects grâce à l’éclat d’un travail littéraire et à l’invention du style de l’écriture « plate » qui ont leur force propre, irréductible à un stéréotype.
G. B. : Je ne nie pas la vérité des affects. Je constate, en sociologue des croyances, qu’il peut y avoir une aliénation intellectuelle dans l’expression du dolorisme. Cette exaltation christique de la souffrance – pour être un héros social légitime, il faudrait souffrir – me paraît obsessionnelle.
“Un être libre n’a à avoir ni honte ni fierté vis-à-vis de ses origines”
—Chantal Jaquet
C. J. : Le concept de transclasse décrit un processus de passage, pas une essence ou une nature. Il n’y a donc pas d’affect obligé. Parmi les affects jouant un rôle dans la trajectoire transclasse, j’insiste d’abord sur l’amour et l’amitié pour des êtres différents de soi, qui permettent de se détacher des modèles d’identification premiers. Je mets également en avant la colère et le sentiment d’injustice évoqués par le romancier afro-américain Richard Wright [1908-1960]. La honte, elle, est ambivalente. Elle peut tout autant conduire à effacer l’humiliation qu’à se replier sur soi. Je suis d’accord pour dire qu’un affect de ce type, s’il devient un ethos ou une inclination permanente, a des effets mortifères. La honte peut être un moteur ou un poison. Cela dit, je me garderais bien de toute moralisation des transclasses, en disant qu’ils sont enclins par nature au dolorisme, qu’ils devraient se reprendre en main plutôt que de s’épancher. Pouvoir exprimer ses affects sans se censurer est une condition pour s’en libérer. Avoir honte d’avoir honte est un pas vers la fierté retrouvée. Mais, dans l’absolu, un être libre n’a à avoir ni honte ni fierté vis-à-vis de ses origines.
G. B. : Dans le livre collectif que vous avez cordonné [La Fabrique des transclasses, PUF, 2018], le terme de honte revient sans cesse. De même que la psychanalyse peut nous tendre des pièges et nous enfermer dans le récit d’un drame vécu qui expliquerait tous nos empêchements, un certain nombre de transclasses se sentent obligés, pour se sentir légitimés, d’exhiber leur souffrance. Le cerveau humain a un goût pour les explications monocausales. Partis en quête de nos origines, nous cherchons le primo mobile de notre personnalité, la tête d’épingle sur laquelle elle tiendrait, et beaucoup de récits types nous tendent la main. Nous sommes tous les deux issus de milieux populaires, et j’aurais ainsi pu donner un tour doloriste à mon histoire. Ma mère était femme de ménage, on vivait en banlieue, dans un milieu très modeste, mais ce n’était pas la misère non plus.
C. J. : Et votre père ?
G. B. : Il est parti quand j’avais 5 ans. Quand ma mère était seule et au chômage, parfois on buvait du lait avec des gâteaux en guise de repas, mais, pour nous, c’était une fête. On peut se raconter l’histoire de mille façons, misérabiliste si l’on veut. Mais je me méfie des récits autoréalisateurs, qui entretiennent la souffrance, comme du biais d’autocomplaisance, qui consiste à expliquer nos échecs par la méchanceté des autres et nos victoires par nos bonnes qualités.
“Si beaucoup de récits de transclasses font état de la honte, c’est qu’elle a, pour la première fois dans l’histoire, droit de cité”
—Chantal Jaquet
C. J. : Si beaucoup de récits font état de la honte, c’est qu’elle a, pour la première fois dans l’histoire, droit de cité. Autrefois, les transclasses exhibaient plutôt leur fierté. J’ai ainsi pu voir, lors de ce colloque à la Sorbonne sur la fabrique des transclasses, des chercheurs oser sortir du bois, confier ce qu’on ne confie pas. Ce n…
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