Chère lectrice, cher lecteur,

J’ai hésité avant de soumettre cet édito à ma rédactrice en chef, vous comprendrez pourquoi. L’autre jour, alors qu’on travaillait côte à côte dans l’open space, elle s’est autorisé un somme. Je l’avoue, ça a excité chez moi une troublante pulsion scopique. J’aurais voulu scruter le détail de son visage, examiner son grain de peau, le choix de son maquillage, me laisser hypnotiser par l’emboîtement régulier entre son discret ronflement et le mouvement de sa cage thoracique. Me découvrir cette curiosité, je dois dire, m’a fait tout bizarre. Elle me semblait en elle-même coupable, et la simple idée de la satisfaire, encore plus immorale. « Il ne faudrait jamais regarder quelqu’un dormir », disait Sacha Guitry. C’est finalement Sartre qui m’a éclairée – ou plutôt devrais-je dire rassurée.

Pour lui, les interactions sociales sont une sorte de lutte perpétuelle contre l’objectivation. Quand j’observe quelqu’un à son insu, je cours toujours le risque de croiser son regard, me faisant passer de sujet qui regarde à objet regardé. C’est toute la différence entre scruter un carré d’herbe et épier un être humain : seul le second « peut retourner [le regard] contre moi » et me faire prendre conscience que « j’ai un dehors ». Si je suis pris en flagrant délit un doigt dans le nez, par exemple, j’éprouve de la honte : je réalise qu’autrui est capable de se faire une opinion de moi, vis-à-vis de laquelle je suis impuissant. Cette capacité qu’a autrui à me définir en un simple regard empêche ma libre observation de sa personne. Je ne peux examiner son physique sans être renvoyée à moi-même. Or, quand une personne s’endort, ne restent plus que des yeux sans regard. Derrière les paupières, nulle conscience objectivante qui m’expose à la honte. Et de la même manière que « ​​​​​​​nous ne pouvons percevoir le monde et en même temps saisir un regard fixé sur nous », à l’inverse, « si je n’appréhende pas le regard, alors je peux percevoir les yeux ».

C’est à peu près ce qui m’est arrivé l’autre jour au bureau. Pour la première fois, j’avais le champ libre pour examiner pleinement ma boss. C’était comme « l’observer derrière une serrure », dirait Sartre : pour une fois, « ​​​​​​​mon attitude n’a aucun dehors ». Voilà donc l’aspect exceptionnel de la situation qui m’aura rendue si curieuse. Reste à savoir : par quel principe moral ai-je refoulé ma pulsion voyeuriste ? C’eût été comme abuser d’un dérèglement du jeu social. S’octroyer le droit de dévisager ses pairs doit se payer au prix d’être possiblement toisé en retour. Profiter d’une altération des conditions habituelles du lien à autrui m’aurait donné l’impression de tricher. Disons que c’est « la honte de l’absence de honte » qui a bridé mon voyeurisme.

Mais tout de même, je ne suis pas aussi déboussolée quand c’est un proche qui sommeille à mes côtés ! Et puis, je suis assez certaine que si j’avais moi-même piqué du nez, ma rédac’ chef n’aurait pas été aussi tentée de me dévorer des yeux… La hiérarchie y est sans doute pour quelque chose. S’endormir publiquement, le visage découvert, c’est livrer la responsabilité de sa propre personne à la bonne conscience d’autrui. Cela revient à investir le voyeur d’une toute-puissance, à lui donner les pleins pouvoirs. Ma supérieure temporairement destituée des prérogatives conférées par sa qualité, j’aurais pu être tentée de tirer avantage de cette asymétrie renversée. On imaginerait volontiers des collaborateurs profiter de ce que leur chef tyrannique piquerait un somme en réunion pour le prendre en photo et dégainer des gestes irrévérencieux. La sieste inopinée de ma rédac’ chef, c’était donc la pierre de touche de la légitimité de son autorité.

“L’honneur du dormeur dépend toujours de celui du voyeur

Tout cela révèle une chose : l’honneur du dormeur dépend toujours de celui du voyeur. Déjà, la facilité d’une attaque faite contre une personne sans défense déshonore son auteur. Mais pas seulement lâche, une insulte adressée dans le sommeil est aussi plus injurieuse, en ce qu’elle ridiculise la naïveté de celui qui se réveillera l’air de rien. Au fond, il n’y a pas plus grand déshonneur qu’un corps qui n’a pu défendre son esprit absent, et qui continue de l’humilier pour avoir été physiquement présent au moment de l’injure. Raison pour laquelle je préfère avoir les oreilles qui sifflent, plutôt qu’on me fasse un bras d’honneur quand je me tourne pour baisser le store. S’assoupir à la vue d’autrui, pour autant que ce soit décidé, c’est un test sans contrôle ni punition possible… ce qui en fait également une preuve de confiance ! En l’occurence, ma boss s’autorise un somme parce qu’elle sait le respect que je lui porte… ce qui reflète une confiance préalable en sa propre légitimité. En revanche, à quiconque ne serait pas assuré de la considération de ses pairs (et a fortiori de ses subordonnés), on recommandera chaudement de passer de bonnes nuits !

 

 

Pourtant, être observant ne fait pas tout. Les grandes entreprises qui affichent leur objectif de neutralité carbone, en compensant leurs émissions de CO2… ne compensent en réalité que des « crédits fantômes ». C’est le triste constat d’une récente étude sur ce système, absurde même quand il est respecté. Toutefois, des solutions existent pour sortir de ce piège écologique. Enquête.

Connaissez-vous l’effet Eliza ? Automatisation et robotisation galopante oblige, de Chat-GPT à nos objets connectés, c’est une tendance de plus en plus fréquente : parler à la machine comme à un être humain. Ou quand on ne sait plus à quelle IA se vouer.

Vous avez encore jeté vos clés à la poubelle ? Et essayé d’ouvrir la porte avec le yaourt vide que vous teniez à l’instant dans l’autre main ? Vous le savez sans doute bien vous-même : vous êtes terriblement distrait(e). Mais toutes les têtes en l’air ne sont pas les mêmes – faites le test pour découvrir votre profil d’étourdi(e) !

Sommes-nous déterminés par nos origines sociales ? C’est la question que posent ce mois-ci nos confrères de Philosophie magazine, avec leur numéro d’avril dédié aux « transclasses ». Retrouvez ici le dialogue entre Gérald Bronner et Chantal Jaquet sur ce brûlant sujet de société.

Bonne lecture,

Athénaïs Gagey

Photo © Sinitta Leunen/Unsplash
05/04/2023 (Mis à jour le 13/04/2023)