Chère lectrice, cher lecteur,

Un collègue m’a confié que sa chef lui avait un jour reproché d’être « trop enthousiaste ». Sa nature joviale aurait teinté son travail (par ailleurs satisfaisant) d’un peu trop de fun : « il ne faut pas donner l’impression que tu t’amuses », avait-elle expliqué. Dans les années 1960, cette remarque ne m’aurait pas étonnée. Mais aujourd’hui, alors que le Graal des recruteurs semble être l’engagement des salariés, comment reprocher à quelqu’un de prendre trop de plaisir à travailler ?

Longtemps, l’enthousiasme a fait peur. Étymologiquement, il renvoie à un état d’inspiration et de ferveur mystique. David Hume, philosophe des Lumières marqué par les troubles religieux de son temps, le définit dans son Essai sur la superstition et l’enthousiasme (1741) comme une forme de dévotion nourrie de la certitude d’être en contact direct avec la « Divinité ».

Au travail, un certain degré d’enthousiasme est valorisé, à condition qu’il soit calculé. Un entrepreneur pitche sa start-up avec des trémolos dans la voix ? Très bien. Un cadre se donne corps et âme pour un gros contrat ? Génial ! Dans ces deux cas, l’inspiration a une finalité identifiable, lisible par tous. Sauf que l’enthousiasme sur commande, ça n’est pas possible pour tout le monde… En témoigne ce savoureux arrêt de la Cour de cassation, qui a jugé abusif le licenciement d’un employé pour « insuffisance professionnelle », au motif qu’il n’acceptait pas la politique de l’entreprise et le partage des valeurs « fun & pro » qui y régnaient. Ici, le fun est tout l’opposé de l’enthousiasme fanatique : c’est une légèreté attendue, soft skill parmi d’autres. 

À l’inverse, un collègue un peu trop souriant aux réunions client les plus barbantes, toujours partant pour tout ? C’est louche. Il « agit sans mobile », comme le chante Daniel Balavoine. Son indécrottable bonne humeur est un ovni dans le monde de l’entreprise, et ses débordements subversifs peuvent sonner comme le rappel de la tiédeur générale. Et pousser certains à la surenchère, en mettant en place des stratégies d’enthousiasme calculé – comme notre entrepreneur plein de trémolos. Mollasson le matin, mystique pendant son pitch, il retournera sûrement faire la tête après 15 h. Ce type d’enthousiasme qui se met en scène relève de ce que Jean-Jacques Rousseau appelle l’« amour propre », une « passion comparative ». Il doit nous apporter un avantage par rapport aux autres face à un client, des partenaires, ou d’autres collègues…

 

“Il est très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui”

—Jean-Jacques Rousseau

 

L’enthousiaste sincère, par contraste, peut faire tache. Un peu comme les mystiques décrits par Hume, son souffle vital terrasse tout sur son passage – les introvertis, les sceptiques, et même les cyniques pris au dépourvu. En ce sens, il est habité par une forme d’« amour de soi », « passion primitive » décrite par Rousseau. Cet instinct d’auto-affirmation joyeux est présent en chacun – on le voit chez les enfants –, mais souvent réduit à néant par les règles sociales. « Il est très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui, écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques (1782) : ceci est une pure affaire de sentiment où la réflexion n’entre pour rien. » Mais se dessinent déjà là les limites de l’enthousiasme brut : irréfléchi, il ne laisse pas beaucoup de place aux autres.

On trouvait déjà cette mise en garde chez Hume, qui dans son essai Superstition et enthousiasme, explique ce dernier par une forme de « confiance présomptueuse » qui isole du monde. Méprisant toute médiation humaine (rituels, ornements, dogmes), l’enthousiaste religieux s’estime au-dessus des coutumes sociales et de toute mesure. « La raison humaine et même la moralité sont rejetées comme des guides fallacieux, met en garde Hume. L’homme fanatique se livre aveuglément. » Un fanatisme que Hume, en bon philosophe sceptique, condamne vertement.

Au travail, il existe une troisième voie, entre l’opportuniste qui met en scène sa jovialité et le fanatique débordant d’énergie brute. Pourquoi ne pas laisser la place à un enthousiasme sans mobile, subversif, mais également conscient de son propre décalage ? C’est ce qu’a finalement choisi mon collègue, et je crois qu’il s’en porte très bien !

 

Ça y est, on peut parler à une machine sans passer pour un fou ! Mais concrètement, qu’est ce que cela implique pour notre humanité – et celle à venir ? Réponse dans un entretien avec le philosophe et physicien Alexei Grinbaum.

Déjà entendu parler de « power dressing » ? Si cette notion n’est pas nouvelle, elle reste d’actualité. Découvrez ce que s’habiller pour réussir signifie aujourd’hui…

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Bonne lecture, 

Apolline Guillot

Photo © NeoLeo / iStockphoto
26/04/2023 (Mis à jour le 24/05/2023)