Chère lectrice, cher lecteur,
Pendant que tonnait partout l’actualité désastreuse de cette fin 2023, je me suis retrouvée prise au dépourvu par une interview saisie sur Radio Classique. Le président de JPMorgan Chase en France, Kyril Courboin, parlait de sa banque… et surtout de la France. Après un premier investissement de 30 millions de dollars en 2018 en Seine-Saint-Denis, JP Morgan en annonçait de nouveaux : 20 millions pour accompagner les jeunes vers l’emploi dans les quartiers populaires, 50 millions pour financer des fonds d’investissement à impact dirigés par des femmes ou « ayant un impact positif sur la société ». À l’entendre, la France des banlieues regorge de talents négligés, et le pays est carrément devenu le plus attractif d’Europe.
Face à ces bonnes nouvelles, mon esprit se contractait et cherchait fébrilement matière à critiques. Je ne suis pourtant par principe ni opposée à l’Amérique, ni aux banques, ni au gouvernement français, et j’adopte volontiers le rôle de l’optimiste de service. Pourquoi alors, en tête-à-tête avec moi-même, constatais-je ma gêne à accueillir un discours dont j’aurais dû me réjouir ?
D’abord, j’ai pris ce scepticisme pour une sorte de réflexe professionnel : je me méfie des annonces grandiloquentes. Mais là, ce n’était pas le président de la République et son ami le PDG monde de JP Morgan Chase, Jamie Dimon, qui plastronnaient devant un parterre choisi. L’homme que j’écoutais à la radio vanter l’attractivité de la France est un inconnu aux yeux du grand public.
Ensuite, je me suis dit que ma réaction venait peut-être d’une forme de dissonance cognitive face à l’identité du locuteur. « Quand on s’appelle Saïd, qu’on est diplômé de l’université de Villetaneuse et qu’on n’a pas de réseau, l’égalité des chances est plutôt un concept qu’une réalité », dit Courboin. Venant d’un professionnel de la finance qu’on imagine loin de toute préoccupation sociale, ces mots prennent une force inhabituelle. Derrière, je l’avoue, j’ai décelé un sentiment d’échec : la France, État providence le plus généreux du monde, n’arriverait pas à juguler ses inégalités sociales, à tel point que c’est le privé – américain et capitaliste – qui viendrait à la rescousse ?
Et puis au fond de moi, j’ai fini par identifier une forme de scepticisme bien installé : un « scepticisme de confort », si j’ose dire. En entendant dire des choses positives sur la France, je préférais suspendre mon jugement. Ce scepticisme-là est loin d’avoir l’aplomb du doute cartésien – il ne m’a pas plongée, comme le philosophe, dans un malaise abyssal « comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus » (Méditations métaphysiques, 1641). Au contraire, c’est un scepticisme d’ambiance. Rassurant peut-être : l’exercice nous prive d’occasions de nous réjouir, mais nous évite aussi l’inconfort des désillusions.
“L’attitude critique des Français envers tout ce qui les concerne est aussi ancrée en moi que ma propre propension à l’optimisme”
Mais comment expliquer la coexistence de ma nature optimiste et de ce douillet scepticisme ? Peut-être suis-je le théâtre d’un conflit entre deux dispositions d’esprit. L’une et l’autre sont des formes de « vertu de caractère » comme l’écrit Aristote dans son Éthique à Nicomaque, ces traits qui se développent très tôt par l’observation des modèles de vertu et l’acquisition des habitudes. Il y aurait un caractère individuel, variable d’une personne à l’autre, et un caractère collectif, propre à la manière dont un groupe se raconte. L’attitude critique des Français envers tout ce qui les concerne est aussi ancrée en moi que ma propre propension à l’optimisme ; et quand on parle de la France, la première se réveille et rugit.
Un décalage qui se confirme dans les chiffres, d’après un sondage Elabe de janvier 2023 : interrogés sur l’avenir de leur pays, la moitié des Français sont pessimistes, mais sur leur propre avenir, ils ne sont plus qu’un tiers. C’est peut-être que faute de modèles de vertu collective, seule la critique tient lieu de ligne de conduite et devient une habitude, consolidée par des décennies de déceptions politiques.
Et une forme de snobisme ! Car dans le refus de se réjouir, on peut lire une fierté sociale, une volonté de « distinction » à la Bourdieu. Le scepticisme de confort dans lequel on a tendance à se réfugier n’est-il pas au fond l’un des « habitus », ces « systèmes de dispositions durables » qui nous disent les « choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire » (Le Sens pratique, 1980) ? S’abandonner à la bonne nouvelle : ça ne se fait pas. Le Français considèrerait qu’il serait vulgaire d’être optimiste, dans une sorte de déclinisme dandy.
Toujours est-il qu’à la fin de l’interview, on demande au président de JP Morgan France ce que pourrait améliorer notre pays, et il parle précisément de cette posture nationale : « le Français a tendance à être pessimiste et jaloux, l’Américain est optimiste et voit toujours le verre à moitié plein ». Jaloux, nous ? Va donc ! J’avais bien raison d’être de mauvaise humeur.
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Bonne lecture,
Sophie Gherardi