Un jeune couple dans un café à Hong Kong © Martin Bertrand/eyepix via ZUMA Press Wire
Au moins un quart des jeunes au chômage, une croissance au ralenti, des travailleurs qui veulent rééquilibrer vie privé et vie professionnelle… non, on ne parle pas de la France, mais bien de la Chine. Depuis quelques mois, la situation économique s’y dégrade. En parallèle, une contestation sourde mais bien présente se développe au sein de la population active. Le chercheur Éric Sautedé, observateur chevronné du pays, nous livre son analyse.
Depuis quelques mois, les indicateurs économiques de la Chine sont au rouge. En quoi consiste cette crise ?
Éric Sautedé : Déjà, tout le monde s’attendait à un rattrapage de la croissance après la réouverture post-Covid, mais la croissance n’est que de 6,3 %, par rapport à un trimestre de référence (le deuxième trimestre 2022) particulièrement lent. Ensuite, il y a la crise de l’immobilier. C’est un secteur qui représente 30 % du PIB chinois et constitue l’une des grandes ressources des provinces, puisque les gouvernements locaux comptent sur la vente de terres pour avoir des rentrées d’argent. Cette crise heurte donc de plein fouet les provinces, et révèle leur situation préoccupante, notamment un fort niveau d’endettement – l’équivalent de 74 % du PIB. À cela, il faut ajouter les dettes cachées, d’où la crainte d’un effet de contagion au reste du système financier chinois, avec des prêts pourris qui obligeraient le gouvernement à intervenir – en empruntant lui-même encore plus, alors que l’endettement de la Chine est déjà estimé à près de trois fois son PIB !
Cette crise fait augmenter le chômage. Qui est le plus touché ?
La population active chinoise diminue, passant d’environ 780 millions en 2019 à 733 millions en 2022. Parmi eux, environ 300 millions sont des « populations flottantes », des migrants intérieurs qui viennent en ville pour travailler. Ils ont moins de droits : quand les carnets de commande sont moins remplis et qu’il y a moins d’emploi, c’est la variable d’ajustement. Pour calculer le chômage au niveau national, seuls les chiffres de quelques grandes villes sont pris en compte – ces travailleurs, très impactés par le Covid et la crise, ne sont pas comptés. Mais malgré ce point aveugle, les chiffres sont tout de même préoccupants.
“D’après des projections, le taux de chômage des jeunes serait de 40 à 50 %”
On a un taux global de chômage à 5,3 %, qui peut se dégrader. Surtout, le chômage des jeunes est très préoccupant : les derniers chiffres estimaient à environ un quart le nombre des jeunes au chômage. Quand ces chiffres sont sortis en juillet 2023, pas loin de douze millions de jeunes diplômes allaient rentrer sur le marché du travail. D’où la suspension de la publication statistique de ces chiffres ! Depuis, il a eu des projections, faites par un chercheur de Pékin, qui annoncent que ce taux de chômage serait de 40 à 50 %.
Ce n’est pas la première fois que des statistiques disparaissent sous l’ère de Xi Jinping. En avril, c’était l’indicateur sur la confiance des consommateurs qui disparaissait. En 2017, j’avais aussi noté la disparition du pourcentage de population flottante qui travaillait sans contrat. À l’époque, cela indiquait une dégradation depuis la fin des années 2000 : avec 65 % de travailleurs migrants sans contrat, soit 182 millions de personnes, cela écornait l’idée que la Chine souhaitait renvoyer, celle d’un État où la loi est respectée.
En parallèle, on observe une plus grande difficulté, pour les étrangers, à faire des affaires en Chine. Est-ce lié à cette méfiance généralisée ?
En réalité, la Chine a toujours donné priorité à la sécurité nationale ! Seulement, aujourd’hui, les étrangers ne bénéficient plus d’un régime d’exception, avec Internet dans leur hôtel et leur maison. Ils se rendent compte qu’ils sont face à un régime qui peut, du jour au lendemain, supprimer leurs libertés. Interdiction de quitter le territoire ou d’y rentrer, fermeture de quartiers entiers, séparation de familles : pendant le Covid, les étrangers ont subi des contraintes comparables à celles que vivaient les Chinois – ce qui rend le pays tout de suite moins attractif. Pendant ce temps, à Dubaï ou Singapour, pays tout aussi douteux sur le plan des droits de l’homme, les étrangers appartiennent toujours à une catégorie à part : les étrangers sont rarement arrêtés ou renvoyés.
À cela s’ajoute effectivement un soupçon particulier à l’encontre de quiconque pourrait servir les intérêts d’un État étranger. Aujourd’hui, on peut être taxé de subversion d’État, de complot, en faisant juste son métier – par exemple, pour toutes les sociétés qui font de la due diligence, dont l’activité consiste à y voir plus clair dans les activités d’un secteur ou d’une région.
“On entend des voix s’élever contre le ‘996’, ce rythme de travail de neuf heures à neuf heures, six jours par semaine”
Du côté des travailleurs chinois, y a-t-il des contestations ?
La légitimité du régime vient de son succès économique et de sa fierté nationale. C’est pour cela qu’à la moindre remise en cause de la capacité du gouvernement, les gens sont très vite taxés d’espionnage, de subversion d’État. Jusqu’au Covid, on avait peu d’éléments qui laissaient entrevoir un mécontentement.
Et puis j’ai observé chez certains de mes étudiants du continent [qui viennent étudier à Hong Kong, ndlr] que quelque chose s’était cassé en eux, avec la mauvaise gestion du Covid et la manière dont ils ont été traités. Cette incompréhension est montée entre mars et mai 2022 en particulier, avec la fermeture de Shanghaï. Cette ville, qui était l’emblème de la réussite du pragmatisme chinois, du développement économique basé sur l’entrepreneuriat, s’est retrouvée punie. Soudain, toute la classe moyenne s’est demandée pourquoi elle se retrouvait autant pénalisée.
On commence à entendre des voix s’élever contre le « 996 », ce rythme de travail de neuf heures à neuf heures, six jours par semaine, qui était le régime ordinaire de toutes les start-up chinoises. Même si le nombre d’heures légales est normalement de 44 heures maximum, on était plutôt sur 60 heures, avec des heures supplémentaires mal payées – ou pas du tout.
Par ailleurs, la façon dont le gouvernement a géré la fin de la pandémie a marqué une rupture. On a vu des manifestations sociales d’ampleur, des employés et des ouvriers qui débrayaient de leurs entreprises. Le cas le plus emblématique reste octobre 2022, dans l’entreprise Foxconn. On a forcé les gens à vivre, dormir et mourir dans leurs dortoirs. Des dizaines de milliers de personnes ont débrayé, se sont échappées. Le gouvernement a eu beaucoup de mal à les faire revenir sur les unités de production.
“Chez mes étudiants, je lis une volonté d’équilibrer le travail et la vie privée”
À quoi mesure-t-on cette rupture de confiance, dans un pays où il n’y a pas de sondage d’opinion ?
D’abord, j’observe une prise de conscience générationnelle. Longtemps, les jeunes diplômés étaient sous-employés, sous-payés, car il fallait porter la croissance du pays au moment du remplissage des carnets de commande. Puis, à la fin des années 2010, ils se sont rendu compte que c’était une nouvelle forme d’exploitation, et aujourd’hui, on assiste à la montée du mouvement « tangping ». C’est l’idée qu’on préfère rester couché, profiter de la vie plutôt que de s’échiner comme un malade. Difficile de savoir l’ampleur de ce mouvement en l’absence d’enquête d’opinion sur l’ensemble de la population, mais je le vois auprès de mes étudiants : chez eux, on lit une volonté d’équilibrer le travail et la vie privée, ce qu’ils vont faire de leur vie, etc.
Ensuite, il y a des indicateurs plus chiffrés : jamais il n’y a eu aussi peu de mariages depuis les années 1980, alors que le gouvernement ne souhaite que relancer la natalité ! Cela montre une certaine défiance vis à vis du modèle proposé. On assiste donc à une phase de critique sociale : la société chinoise résiste, même si elle ne le fait pas de manière politique. Le mécontentement passe par des images, des mèmes sur internet, des discussions qui s’enflamment…
Cette crise de confiance, ces entraves de l’État se ressentent-elles dans la capacité d’innovation des entreprises chinoises ?
Il est vrai que depuis deux ans, on observe une mise au pas des entreprises de la tech, soumises à une surveillance et à de lourdes demandes des pouvoirs publics. On se souvient de la manière dont Jack Ma a été traité quand il a voulu se lancer dans la finance. Au sein de grandes entreprises comme Tencent ou Alibaba, des départements essayaient de réfléchir à équilibrer les demandes entre les autorités publiques et la préservation des données privées des clients.
Cela dit, dans beaucoup de domaines techniques, la Chine a surpassé les États-Unis et la France. Un rapport de l’Australian strategic policy institute (ASPI) montre que dans les 44 domaines de pointe, la Chine en dominerait 37 ! D’autres chiffres sont moins spectaculaires, mais témoignent d’un net effet de rattrapage : l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle annonce que la Chine est onzième, devant la France. On voit donc qu’innovation n’est pas toujours synonyme d’esprit libre.
“La purge a posteriori de toute archive ôte à la société toute possibilité de se référer à son histoire proche”
Qu’en est-il des outils numériques et des réseaux sociaux ? Sont-ils des catalyseurs de démocratie, ou bien de purs outils de contrôle ?
La Chine rencontre les mêmes problèmes que les démocraties sur la désinformation, les fake news, etc. Mais en plus de cela, les réseaux sociaux sont un outil puissant pour le régime. Un outil de contrôle sur les contre-pouvoirs, certes, mais pas que ! Le Parti communiste est pragmatique : il se met à l’écoute de la population pour prévoir et désamorcer les mécontentements en prenant des décisions qui satisferont les citoyens.
En revanche, le Net est systématiquement nettoyé, purgé de toute contestation présente ou passée. C’est un édulcorant, une manière de vendre un certain narratif. Et cela pose de nombreux problèmes en terme d’accumulation du savoir ! Quand on parle de censure, on se concentre sur la question de la circulation de l’information, du contrôle de cette circulation, mais on ne parle pas assez du problème de la purge a posteriori de toute archive. Cela ôte à la société toute possibilité de se référer à son histoire proche. Cela modifie la façon dont les esprits se saisissent de certaines formes de critique.
Pour les travailleurs, en particulier ?
Les travailleurs ne peuvent pas se référer à d’autres contestations qui ont eu lieu avant dans le pays. Ils ne peuvent pas faire de parallèle entre la situation dans un secteur et un autre, à un moment de l’histoire et un autre. La pire crainte du régime chinois, c’est qu’une contestation aille d’une province à une autre ! Dès qu’on a une référence à l’histoire qui montre que telle crise n’est pas un phénomène nouveau dont va s’occuper le régime, mais quelque chose de récurrent qui a pu empirer, qui suggère une faillite des politiques publiques, elle est effacée.