Longtemps, la technologie a été synonyme de progrès, modernité, bref, de quelque chose de désirable. Aujourd’hui pourtant, certains voient dans la technologie une source d’inquiétude, voire, une fuite en avant qui risque de nous mener à notre fin. Que s’est-il passé pour qu’un tel changement de paradigme puisse advenir ? Dans cet essai, publié en préface au Sens de la tech, qui paraît le 26 mai 2023 chez Philosophie magazine éditeur, Anne-Sophie Moreau tente de saisir ce qui se cache derrière cette technophobie.

Cet article est extrait de l’ouvrage Le Sens de la tech, publié le 26 mai 2023 chez Philosophie magazine éditeur. Retrouvez le sommaire et l’ensemble des articles extraits de cet ouvrage sur le site de Philonomist. Pour commander le livre, c’est par ici !

 

Notre époque serait-elle devenue technophobe ? Longtemps, nous avons vécu portés par l’idéal des Lumières : les miracles de la modernité ont amené l’humanité à penser que les avancées techniques iraient nécessairement de pair avec l’avènement d’une société meilleure. Un enthousiasme contagieux qui perdura au moins jusqu’à la Belle Époque et ses Expositions universelles, où les inventeurs redoublaient de créativité et d’optimisme pour esquisser des lendemains flamboyants. Chez les philosophes, cette allégresse s’est peu à peu voilée d’un certain scepticisme : dès le XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) se demandait si l’extraordinaire don qu’a l’homme de pouvoir progresser à l’infini s’accompagnerait nécessairement de la capacité d’user à bon escient des fruits de son inventivité. Notre espèce, relevait le philosophe, se distingue par sa « perfectibilité », soit sa capacité à se perfectionner : celle-ci nous permet la maîtrise des arts et des techniques, et peut faire de nous des êtres meilleurs ; mais elle peut aussi nous rendre cruels, et nous faire tomber plus bas que l’animal lorsque nous faisons mauvais usage de nos facultés. Le message du philosophe est clair : notre moralité ne grandit pas forcément à mesure de notre puissance technique.

Aujourd’hui, les inquiétudes rousseauistes semblent parfois résonner dans les discours, lorsque certains redoutent les conséquences de la robotisation sur les rapports humains par exemple, ou prônent un retour à la sobriété pour échapper à une productivité accusée de détruire le vivant. Une nouvelle peur de l’apocalypse a surgi, ou du moins la crainte de devoir faire le deuil du monde d’avant : serions-nous condamnés à choisir entre l’éco-anxiété ou la solastalgie ? Ces angoisses sont d’autant plus envahissantes que notre représentation de l’ennemi est vague : les risques liés aux substances toxiques ou aux polluants sont lointains, invisibles. « Les menaces apportées par la civilisation donnent naissance à une nouvelle forme de “royaume des ombres”, comparable à celui des dieux et démons de la préhistoire », relevait le sociologue Ulrich Beck en 1986, l’année de Tchernobyl, dans La Société du risque. Les lumières de notre intelligence hors norme pourraient nous conduire à l’extinction, avertissent les catastrophistes éclairés.

Quant à ceux qui ne croient pas à l’apocalypse, ils sont néanmoins nombreux à s’interroger sur le « toujours plus » qui régnait jusqu’alors en maître dans notre approche de la technologie. Il semblerait que l’homme se sente désormais minuscule face à ses propres créations, dont il craint de perdre le contrôle. L’intelligence humaine risque d’être dépassée par l’intelligence artificielle (IA), affirment de leur côté les théoriciens de la singularité ; ou tout simplement abêtie par notre addiction au smartphone, est-on tenté d’ajouter. De quoi ressentir la « honte prométhéenne d’être soi » dont parlait Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme (1956), cette crainte si humaine de ne pas être à la hauteur de la machine. La récente irruption de ChatGPT dans les salles de classe et le monde du travail nous inflige une terrible vexation : à quoi bon se donner encore la peine de réfléchir lorsque nous avons accès à une intelligence artificielle (IA) qui livre une réponse claire, argumentée et quasi-instantanée à toutes nos questions ? Pire : que restera-t-il de notre esprit critique et de notre faculté de juger dans un monde où une superintelligence imposera une pensée certes élaborée, mais désespérément unique ?

 

“La technologie est bien plus qu’un outil. On ne l’utilise pas comme on saisit un marteau pour planter un clou”

 

L’extraordinaire pouvoir de la technologie

Le problème, c’est que la technologie est bien plus qu’un outil. On ne l’utilise pas comme on saisit un marteau pour planter un clou. Lorsqu’on parle de « technologie », on n’entend plus la vieille définition du mot désignant autrefois une « science des techniques » ; on suggère que la technique fait système, qu’elle impose quelque chose comme une logique – un logos, qui en grec signifie à la fois « langage » et « raison ». L’outil est un prolongement de notre bras ; il ne nous prive pas de la décision de mener telle ou telle action. Ce n’est pas parce que je possède un marteau que je me sens obligé d’enfoncer des clous ! La technologie, elle, ne se contente pas de prolonger les capacités de l’humanité. Elle a beau ne pas avoir de volonté propre, elle exerce une certaine forme de pouvoir dans la mesure où elle bouleverse et réorganise nos modes de vie de manière structurelle. Martin Heidegger insistait sur la différence entre un petit pont de bois posé entre deux rives, fruit d’un savoir-faire technique qui permet d’habiter la nature, et une centrale qui « somme » le fleuve de livrer sa pression hydraulique (« La Question de la technique », dans Essais et conférences [1954], Gallimard, 1980). La seconde « arraisonne » la nature, met en place un dispositif qui transforme tout en ressources et tend vers une fin dont nous ne sommes plus maîtres. Aujourd’hui, la question se pose tant dans le domaine de l’énergie que dans celui des transports : la voiture n’est pas qu’un moyen de se déplacer ; elle implique une infrastructure qui modifie en profondeur l’organisation du territoire et impose la consommation de certaines ressources – à tel point que nous finissons par en devenir dépendants. À quel moment avons-nous décidé de l’instauration d’une civilisation carbonée dont nous semblons subir les conséquences pourtant prévisibles ? Et comment s’en affranchir sans sombrer dans un technopessimisme généralisé ?

Face à ces enjeux abyssaux, la tentation est grande de condamner la technologie. On n’arrête pas le progrès, dit l’adage. Bien sûr que si, répondent les décroissants. S’il est illusoire de vouloir résoudre la crise climatique à coups de gadgets connectés, il serait pour autant dommage de condamner toute innovation qui pourrait nous permettre d’aller de l’avant – à condition, bien sûr, d’envisager les avancées technologiques non plus comme le moteur d’une croissance économique aveugle, qui pollue la planète et dont une bonne partie de la population peine à palper les retombées concrètes, mais comme l’outil d’un progrès social, environnemental, culturel… Pendant des siècles, la technologie a amélioré le quotidien des hommes. Devrait-on désormais, par pure idéologie, se priver de ses avancées ? Et, a fortiori, s’empêcher de développer celles du futur au nom d’une religion de la nature qui condamne aveuglément l’artifice ?

 

“Le propre d’une technologie qui fonctionne, c’est qu’on l’oublie. C’est pourquoi on a tendance à négliger ce qu’elle nous apporte au quotidien”

 

Le propre d’une technologie qui fonctionne, c’est qu’on l’oublie. L’extraordinaire pouvoir que nous donne la machine ne se fait sentir que lorsqu’elle nous échappe – quand l’ordinateur bugue, et qu’on s’agace à l’idée de devoir s’en passer quelques minutes. C’est pourquoi on a tendance à négliger ce que nous apporte la technologie au quotidien : une fois qu’elle est là, elle se fond dans le décor. Prenons les outils de communication à distance : pouvoir échanger avec ses collègues en visioconférence relève aujourd’hui de l’évidence. Ces outils ne sont pas que des outils, mais bien des technologies, au sens où elles ont profondément bouleversé le monde du travail – y compris au niveau du recrutement, puisqu’il est désormais possible d’embaucher des personnes qui n’auraient jamais eu accès à certains postes auparavant. Elles nous imposent leur dispositif, pesterait Heidegger, mais n’est-ce pas aussi dans l’intérêt de certains travailleurs ? Pour de nombreuses professions, la pratique du télétravail est un acquis sur lequel il est inenvisageable de revenir. Qui voudrait renoncer à la libération physique (adieu les embouteillages !) et psychique (fini le brouhaha de l’open space !) induite par sa généralisation ? Il ne s’agit pas de prétendre que ces technologies n’ont aucun effet pervers, mais de reconnaître leurs atouts, et surtout de nous rappeler qu’il est de la responsabilité de chacun d’en éviter les mésusages. Faire du télétravail un vecteur d’émancipation n’est pas un problème technique, mais relève de la décision humaine : rien n’oblige un manager à multiplier les réunions à distance, ni à mettre en place une surveillance numérique de ses salariés…

Rappelons-nous enfin que nous sommes loin de pouvoir imaginer les innovations du futur. Les révolutions technologiques de demain ne sont pas encore possibles, comme dirait Henri Bergson. « Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais », disait le philosophe à un ami qui lui demandait ses vues sur l’avenir de l’art. Nous croyons à tort que les œuvres à venir se tiennent dans une « armoire aux possibles » dont il suffirait de détenir la clef, soutenait-il dans son essai Le Possible et le Réel (1930). Il en va de même avec les découvertes futures : une fois survenues, la possibilité de les découvrir nous semblera évidente ; mais pour l’instant, nous n’avons pas la moindre idée de ce à quoi elles pourraient ressembler. Qui aurait pu, par le passé, imaginer l’arrivée d’un vaccin contre le cancer, ou encore la fusion nucléaire ? Une chose est sûre : il sera de notre responsabilité de décider comment nous voudrons utiliser les technologies à venir, et quel monde nous laisserons alors s’instaurer.

 

“La diabolisation de la technologie a partie liée avec notre manie de lui accorder des pouvoirs imaginaires”

 

Prendre ses responsabilités

Au fond, faire de la technologie un pouvoir indépendant de notre volonté est un moyen aisé de nous exonérer de nos responsabilités. Sa diabolisation a partie liée avec notre manie de lui accorder des pouvoirs imaginaires, comme l’a montré Gilbert Simondon. Le philosophe a joliment pensé notre rapport ambigu aux machines, notamment aux robots, que nous fantasmons volontiers comme des créatures autonomes, incontrôlables, voire douées d’intentions hostiles à notre égard. Ces peurs se retrouvent aujourd’hui réactivées par la perspective de les voir remplacer les serveurs, les aides-soignants… et nous plonger dans un monde déshumanisé. Mais « le robot n’existe pas, […] il n’est pas une machine, pas plus qu’une statue n’est un être vivant, mais seulement un produit de l’imagination », pose Simondon (Du mode d’existence des objets techniques [1958], Aubier, 2012). Nous sommes obsédés par cette figure fictive car nous croyons à tort que plus une machine est élaborée, plus elle se rapproche de l’automate ; alors que la machine douée de la plus haute technicité est au contraire une « machine ouverte », qui « recèle une certaine marge d’indétermination ». Or « l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres ». ChatGPT n’a pas de conscience, et demeure programmé par des humains ; l’IA est certes biaisée, mais c’est parce que nous la nourrissons de nos propres préjugés ; à nous d’orchestrer notre utilisation de ces technologies, au lieu de fantasmer leur toute-puissance.

Un grand pouvoir implique une grande responsabilité : pas étonnant que la technologie soulève des questions éthiques et que de ses développements surgissent des enjeux politiques. L’outil prolonge le bras de l’ouvrier ; la technologie, elle, prolonge les capacités de l’humanité entière. Ce « corps agrandi » exige, comme le disait le philosophe Henri Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), un « supplément d’âme » : à nous d’orienter la technologie vers l’avènement d’une société meilleure, au lieu d’attendre de la société qu’elle s’adapte aux innovations technologiques. Dit autrement, l’éthique doit progresser aussi vite que la science.

  

“Sur les questions technologiques, l’éthique doit progresser aussi vite que la science”

 

Dans son essai Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel, 2004), le philosophe André Comte-Sponville distingue l’ordre « économico-technico-scientifique » de l’ordre « juridico-politique » et enfin de l’ordre « moral » ou « éthique ». Selon lui, la technique, comme le capitalisme, appartient au premier ordre : il ne se préoccupe que du possible et de l’impossible (contrairement au politique, qui décide de ce qui est légal ou non, et de l’ordre « moral » qui juge de ce qui est bon ou mauvais) ; il est donc fondamentalement « amoral ». Il demeure que le dirigeant a la responsabilité de questionner le caractère éthique de son activité. De plus en plus, on exige des décideurs qu’ils s’interrogent non plus seulement sur ce qu’ils peuvent faire, mais sur ce qu’ils doivent faire. Ainsi, prendre de la distance par rapport aux possibilités offertes par la technologie est désormais le rôle non plus seulement des philosophes, mais aussi celui des dirigeants.

 

Des idées au livre 

À la suite d’une rencontre avec Olivier Girard, qui dirige Accenture en France et au Benelux et accompagne les entreprises sur leurs sujets de transformation technologique, l’idée est née de faire dialoguer dirigeants et philosophes sur les bouleversements sociétaux induits par la technologie. Le Sens de la tech, recueil d’entretiens nourri par le regard philosophique de Philonomist et les conseils technologiques d’Olivier, en est l’aboutissement. Il paraît vendredi 26 mai 2023 chez Philosophie magazine éditeur.

Cet ouvrage a pour but de faire échanger des personnalités issues de deux mondes qui pourraient sembler a priori très éloignés l’un de l’autre, celui de la théorie et celui de la pratique. À notre grande joie, les penseurs et les dirigeants que nous avons contactés ont accepté de se prêter à l’exercice et de confronter leurs points de vue respectifs sur les aspects les plus délicats du bouleversement sociétal que provoque la technologie. Dans cet ouvrage, ils dialoguent sur l’impact qu’ont pu avoir des inventions récentes sur des domaines aussi variés que le travail, la mobilité, la souveraineté ou encore la formation de nos cerveaux.

  • Dans un dialogue introductif, l’anthropologue Pascal Picq confronte ses vues sur les grands enjeux que soulève le développement technologique à celles d’Olivier Girard, président d’Accenture France et Benelux : en quoi sommes-nous en train de vivre une ère de rupture technologique ? Le développement technologique entraîne-t-il forcément un progrès politique, vers plus de démocratie ? Comment faire en sorte qu’il aille de pair avec le développement d’une société juste ?
  • La philosophe Julia de Funès et Christophe Catoir, patron d’Adecco, échangent sur la manière dont les nouvelles technologies bouleversent le monde du travail : peut-on faire confiance à des algorithmes pour faciliter le recrutement ? Le télétravail est-il synonyme d’une autonomie accrue des salariés ? La technologie est-elle vouée à détruire l’emploi ?
  • Le géographe Michel Lussault s’interroge sur l’avenir des mobilités avec Catherine Guillouard, peu avant son départ du groupe RATP qu’elle a dirigé pendant plusieurs années : comment imaginer des transports décarbonés qui demeurent accessibles à tous ? L’hydrogène est-il une solution d’avenir ? Qui financera la transition vers des mobilités plus écologiques ?
  • La philosophe Catherine Malabou et le président de l’École polytechnique Éric Labaye discutent des limites de notre cerveau face à une intelligence artificielle dont on fantasme parfois trop le génie : sommes-nous véritablement amenés à être dépassés par l’IA ? Une machine peut-elle faire preuve de créativité ? Comment faire évoluer la formation pour faire face à ces nouveaux enjeux ?
  • Patrice Caine, PDG du groupe Thales, s’entretient avec l’informaticien et philosophe Jean-Gabriel Ganascia sur la question de notre souveraineté à l’heure du numérique : que reste-t-il des États dans un monde globalisé par Internet ? Peut-on faire face aux menaces de cyberguerre ? Et comment tracer la limite entre les libertés individuelles et la sécurité qu’apportent des technologies comme la surveillance numérique ?
  • Patricia Barbizet, qui préside entre autres le conseil d’administration de la Philharmonie de Paris, dialogue avec le philosophe d’entreprise Luc de Brabandere sur les rapports complexes entre créativité et technologie : quelle est la différence entre créativité et innovation ? Les possibilités techniques étouffent-elles la créativité ? Comment retrouver le sens de l’expérience artistique au temps de la dématérialisation ?
  • Enfin Angeles Garcia-Poveda, présidente du conseil d’administration de Legrand et ancienne chasseuse de têtes pour le cabinet de recrutement Spencer Stuart, discute de l’impact de la technologie sur la diversité avec Laurence Devillers, professeure d’informatique et spécialiste des interactions homme-machine : pourquoi les femmes sont-elles si absentes des entreprises de la tech ? L’IA est-elle biaisée ? Comment penser une technologie inclusive ? 

Marqués par leur ouverture d’esprit et leur curiosité envers l’avenir, les échanges de ces dirigeants et penseurs ouvrent de nouvelles perspectives – sans prétendre résoudre l’ensemble des questions posées par la technologie, bien sûr. Ils révèlent parfois des désaccords, mais aussi des convergences surprenantes sur certains sujets. Les notes d’optimisme se mêlent aux sujets d’inquiétude, tandis qu’affleurent des interrogations nouvelles au fil des discussions. De quoi nourrir un débat apaisé et résolument réfléchi sur l’avenir de technologies qui n’en finiront pas de sitôt de bouleverser nos vies.

Photo © Alex Shuper / Unsplash
23/05/2023 (Mis à jour le 07/07/2023)