La nécessité de devoir effectuer une transition énergétique est, aujourd’hui, globalement reconnue. Mais pour l’historien Jean-Baptiste Fressoz, spécialiste des techniques, il s’agit d’un leurre. Car la réalité historique, c’est qu’une nouvelle énergie n’en remplace jamais une ancienne. Au contraire, les énergies s’ajoutent les unes aux autres, quand le développement d’une nouvelle source ne stimule pas les anciennes. Pour Philonomist, il dissèque le mythe de la transition sur lequel il prépare un ouvrage à paraître (janvier 2024).

Propos recueillis par Nicolas Gastineau.

 

Selon vous, le discours qui s’est imposé autour d’une « transition » énergétique en cours ou à venir est historiquement faux.

Jean-Baptiste Fressoz : L’erreur a été de raconter les énergies comme des entités séparées : le charbon remplace le bois, le pétrole remplace le charbon, l’atome remplace le pétrole, etc. L’histoire des énergies ne répond pas à une logique de substitution, comme le laisse croire l’idée de transition, c’est-à-dire de remplacement de l’une par l’autre. Au contraire, les énergies sont étroitement intriquées et fonctionnent en symbiose.

 

Par exemple ?

La révolution industrielle a souvent été présentée comme une transition du bois au charbon. Sauf que l’Angleterre de 1900 consomme plus de bois pour boiser les galeries des mines de charbon qu’elle n’en brûlait au XVIIIe siècle ! Le charbon n’a pas remplacé le bois, il a stimulé sa consommation. Certes, c’est du bois d’œuvre, mais il sert bien à produire de l’énergie. En 2022, l’Angleterre consomme quatre fois plus de bois-énergie qu’au XVIIIe siècle – principalement pour produire de l’électricité. En Europe, c’est au moins trois fois plus en 2020 qu’en 1900. Le monde en général brûle bien plus de bois aujourd’hui qu’avant la révolution industrielle – grâce au pétrole, qui permet d’ailleurs de l’exploiter bien plus facilement.

 

“Les énergies ne se remplacent pas, elles s’additionnent voire se renforcent”

 

De la même façon, pour extraire du pétrole, il faut des tubes en acier fabriqués à l’aide de charbon. Dans les années 2000, ces tubes représentaient à eux seuls, pour les États-Unis, plus que le total d’acier que ce pays consommait en 1900. Le constat statistique est sans appel : on n’a jamais consommé autant de bois que maintenant, autant de charbon que maintenant, autant d’hydraulique, autant d’éolien. Toutes les énergies croissent et cela vaut aussi bien pour les pays pauvres que pour les pays riches. Les énergies ne se remplacent pas, elles ne rivalisent pas sur un marché limité, elles s’additionnent voire se renforcent. Et ce constat vaut pour la quasi-totalité des matières premières.

 

Comment expliquer que cette vision de l’histoire des énergies soit aussi ancrée ?

Cela vient d’une vision fausse de l’histoire des techniques, bien analysée par l’historien britannique David Edgerton. Elle se focalise sur l’innovation et confond la technique avec la frontière technologique. Si l’on fait cette erreur, c’est aussi que l’on a souvent préféré raconter, plutôt que l’histoire des matières, celle des inventions, un récit qui porte au pinacle l’inventeur qui libère les forces de la nature : réciter encore et toujours James Watt et sa machine à vapeur évacue l’ouvrier, les chevaux, l’huile d’éclairage, les étais dans les mines et bien d’autres matières encore. L’autre difficulté, c’est que l’on a étudié l’énergie comme une technologie, répondant donc à la loi de la courbe en S, un modèle de diffusion logistique très ancré dans les réflexions sur les techniques, et ce, jusqu’aux experts du groupe 3 du GIEC.

 

“Les matières premières ne deviennent jamais obsolètes”

 

Qu’est-ce que cette courbe en S ?

À l’origine, ce modèle a été inventé par un biologiste, Raymond Pearl, qui avait modélisé la croissance des mouches dans une bouteille pour analyser l’évolution d’une population : au début, une diffusion très lente, puis, d’un seul coup, très rapide jusqu’à la saturation. Dans le cas des énergies, les renouvelables par exemple, ce serait l’idée que très lentement, on va se doter de premiers équipements via les innovateurs et les niches technologiques, qui vont gagner en compétitivité jusqu’à ce que d’un coup, ces renouvelables s’imposent partout et remplacent les autres énergies. Cela a peut-être fonctionné pour le téléphone portable et la cabine téléphonique, mais ça ne marche pas pour les énergies et les matières ! J’aime beaucoup la phrase d’un forestier de la fin des années vingt qui disait : « les matières premières ne deviennent jamais obsolètes ».

Malheureusement, la hausse des renouvelables n’implique pas une baisse équivalente des fossiles. Les renouvelables, comme toutes les autres énergies, sont prises dans des symbioses énergétiques et matérielles : les panneaux solaires sont faits avec du silicium, un métal qu’il faut raffiner ; les éoliennes ont de grands mâts en acier, etc. Surtout, si l’électricité renouvelable alimente ce même monde qui dépend du plastique, de l’acier, des engrais, du ciment – des matières qui émettent du CO2 –, cela ne résout qu’une partie du problème. Grâce aux renouvelables, on peut ralentir le réchauffement, mais certainement pas le stopper.

 

“Cet imaginaire de la transition par l’innovation a servi une vraie politique de la procrastination”

 

Quelle est la conséquence pratique de cela pour les politiques environnementales ?

Ce genre d’arguments et cet imaginaire de la transition par l’innovation ont servi de manœuvre dilatoire : une vraie politique de la procrastination. Pendant longtemps, l’idée défendue par les économistes les plus en vue sur le climat était la suivante : puisqu’il sera bien plus efficace et moins coûteux de faire la transition en profitant d’innovations futures, autant ne rien faire en les attendant. Prenez le Prix Nobel d’économie 2018, William Nordhaus. C’est l’un des plus importants économistes du climat, le premier à faire des calculs coûts-bénéfices sur ce que pourrait nous coûter le changement climatique. Dès les années 1970, il développe l’argument central de la transition-procrastination : il vaut mieux ne rien faire aujourd’hui parce qu’à terme, des technologies avancées comme le surgénérateur nucléaire régleront le problème pour un coût bien moindre à celui que l’on aurait autrement payé.

 

Et la même logique s’est poursuivie depuis ?

En 1982, le chef de la R&D chez Exxon reconnaît, lui aussi, l’existence incontestable du changement climatique, mais puisque le tempo de la catastrophe semble alors très lointain, il reprend ce même argument de la transition à venir. Au tournant des années 1970-1980, les climatologues américains affirmaient que le changement serait sensible en 2000, avec des conséquences économiques en 2020, et catastrophiques en 2070. Cent ans plus tôt, ça leur paraissait une si longue durée qu’il leur semblait évident que l’humanité aurait le temps d’accomplir sa transition énergétique d’ici là.

 

“Depuis l’apparition du terme de transition dans les années 1970, la consommation de tous les fossiles n’a fait qu’augmenter”

 

Quand on y réfléchit, c’était d’une légèreté inouïe ! Ces gens n’avaient aucune idée de ce qu’il fallait faire pour accomplir une vraie transition énergétique, puisque comme je l’ai dit plus tôt, on n’en a encore jamais fait dans l’histoire. Et de fait, depuis les années 1970, lorsque le terme de transition est apparu, la consommation de tous les fossiles n’a fait qu’augmenter. C’est pour cela qu’il faut abandonner le terme de transition, parler de réduction de l’intensité carbone de l’économie, plus modeste mais qui donne une meilleure idée des objectifs à accomplir et qui pose la question de la taille de l’économie.

 

Les arguments en faveur de l’innovation afin de décarboner les activités polluantes – l’avion à hydrogène par exemple – sont donc des manières de retarder l’action ?

Je considère que c’est même une forme de déni climatique. Sur l’avion à hydrogène, on sait depuis les années 1970 que c’est extrêmement difficile à faire en pratique, car la densité énergétique de l’hydrogène liquide est trois fois inférieure à la densité énergétique du kérosène, et qu’il faut le maintenir à -253° C à huit kilomètres d’altitude, sans qu’il y ait jamais aucune fuite. C’est un cas d’école de ce que l’argument de la transition par l’innovation a de contre-productif : se fixer un objectif impossible (décarboner toute l’aviation grâce à l’innovation), ce qui permet en attendant d’éviter de réduire le volume de l’aviation ou d’étudier de nouveaux modèles d’avion qui iraient moins vite (ce qui réduirait grandement leur consommation).

 

Fin septembre 2023, le gouvernement a dévoilé une grande « planification écologique ». La solution est-elle du côté des grands projets publics, comme le nucléaire, plutôt que du côté de l’innovation ?

N’oublions pas que cette affaire de planification écologique était au départ une manœuvre électorale pour récupérer une partie des votes écolos. Le résultat, ce sont quelques annonces et un plaidoyer pour une écologie « incitative » et « non punitive » qui ne touche pas aux questions sensibles.

En matière d’environnement, il faut rester matériel et se méfier des « ismes » ou des « tions ». Je ne pense pas qu’il faille se leurrer sur le pouvoir de la planification. Pendant vingt ans, on nous a fait croire que c’était le marché et la libre initiative qui allaient régler le problème. Maintenant, on a un discours néokeynésien centré sur l’État et les trilliards de dollars qu’il faudrait investir pour décarboner l’économie mondiale. Ces deux solutionnismes sociocentrés sont également illusoires et permettent, comme avec ce mythe de la transition par l’innovation, d’éviter de répondre à la question qui fâche, qui est pour moi la question fondamentale de la politique climatique : combien on produit de biens matériels, et comment on les répartit ?

 

Photo © Emmanuelle Marchadour
Propos recueillis par : Nicolas Gastineau
04/10/2023 (Mis à jour le 12/10/2023)