Doutes et controverses sur le changement climatique sont entretenus pour inhiber l’action, voire offrir des remèdes pires que les maux, à l’instar de la géo-ingénierie qui modifie le climat pour empêcher son dérèglement ! L’agnotologie, étude de la production de l’ignorance, peut nous aider à déjouer ces embûches.
Environnement et climat sont des sujets privilégiés de l’agnotologie. Ce néologisme forgé à partir du grec « agnōsia » (l’ignorance) et « lógos » (l’étude) est inventé en 1992 par le linguiste Iain Boal à la demande de l’historien Robert Proctor, qui le mentionne dans Cancer Wars (1995). « Pourquoi ne savons-nous pas ce que nous ne savons pas ? », s’interroge Proctor. Des angles morts de la connaissance en matière de lutte contre le cancer sont cultivés par des industriels subventionnant la recherche, analyse l’historien : les facteurs génétiques du cancer sont mis en avant, et non ses origines environnementales (pollution) ou comportementales (tabagisme). Pourquoi limiter ce qui cause le mal – la pollution ou le tabac – si l’on peut vendre plus de médicaments ? Dans Agnotology (2008), codirigé par Londa Schiebinger, Proctor révèle l’étendue de cette désinformation subvertissant la science : archéologie, santé, écologie, et aujourd’hui plus que jamais, climatologie.
Du doute à l’inertie
La fabrique de l’ignorance quant au climat emploie une stratégie étayée par Naomi Oreskes et Erik Conway, dans Agnotology. Leur article « Comment la science du climat fut victime de la guerre froide » (« How Climate Science Became a Victim of the Cold War ») retrace l’ascension du George C. Marshall Institute et de sa tactique éprouvée. Fondé en 1984, cet institut défend le bouclier antimissile du président américain Reagan, en réaction contre le consensus scientifique qui s’y oppose. Pourtant, à la fin de la guerre froide, il fait du climat sa « préoccupation majeure ». Sa méthode ? Exiger des médias de masse un équilibre des avis qu’ils relaient, entre ceux qui reconnaissent le changement climatique et ceux qui le rejettent. « Les journalistes [sont] obligés de présenter les deux côtés » bien qu’« un nombre très différent d’experts » y soit associé, notent les deux coauteurs.
“Cette divergence entre l’état de la science et la façon dont elle était présentée dans les principaux médias a permis à notre gouvernement de ne rien faire”
—Naomi Oreskes et Erik Conway, historiens
Inspiré, le sondeur Frank Luntz exhorte ainsi en 1992 les candidats républicains à « faire du manque de certitude scientifique [sur le réchauffement] un problème primordial » : si l’opinion doute, elle est plus difficile à mobiliser. « Cette divergence entre l’état de la science et la façon dont elle était présentée dans les principaux médias a permis à notre gouvernement de ne rien faire », s’insurgent Oreskes et Conway dans Les Marchands de doute (Le Pommier, 2012). Plus nous attendons, paralysés par l’incertitude, plus la géo-ingénierie sera présentée comme une solution raisonnable : ses risques apparaîtront négligeables face à la menace climatique, pointent-ils dans L’Effondrement de la civilisation occidentale (Éd. Les liens qui libèrent, 2014). Mais aux antipodes des espoirs nourris par l’industrie, la géo-ingénierie pourrait, par effet rebond, augmenter la température globale et même transformer la planète en étuve, à cause de réactions en chaîne.
Pompiers pyromanes
Or le scénario d’Oreskes et Conway – l’inertie cédant à la géo-ingénierie – semble en passe d’advenir. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), organe de l’ONU, banalise l’usage de l’ingénierie du climat pour lutter contre son changement dans son sixième et dernier rapport. Auparavant, seuls deux types de géo-ingénierie étaient discutés : les technologies d’élimination du dioxyde de carbone (EDC) et la gestion du rayonnement solaire (GRS). La première modifie la chimie des océans, des terres, de l’air ; la seconde influence le rayonnement solaire ; les deux utilisent principalement des pulvérisations chimiques dans l’atmosphère. À présent, les technologies d’EDC (fertilisation en fer et alcalinisation des océans, capture directe du CO2 par traitement chimique de l’air, etc.) sont reconnues comme un moyen d’atténuation du dioxyde de carbone au même titre que planter une forêt ! Le cabinet McKinsey collabore de fait avec Alphabet (Google), Stripe, Shopify et Meta (Facebook) au développement de ces technologies. Paradoxe : désormais promue par le GIEC, la géo-ingénierie n’est pas encadrée par l’ONU. Le vide juridique des accords de Paris expose la population à des essais sauvages dénoncés par l’ONG Transparency International.
“Le climatoscepticisme financé par les industries polluantes profite au déploiement par ces mêmes industries de la géo-ingénierie”
Le climatoscepticisme financé par les industries polluantes profite au déploiement par ces mêmes industries de la géo-ingénierie. Semer le doute sur les enjeux climatiques provoque l’inertie et leur assure de produire un remède pire que le mal. Car la géo-ingénierie dérègle le climat pour réguler son dérèglement : comment résoudre un problème en décuplant ses effets ? Dans Les Politiques de l’ignorance (Puf, 2022), Soraya Boudia et Baptiste Monsaingeon notent que « le discours qui fait du recyclage tant un horizon fédérateur qu’une pratique de bon sens contribue à légitimer la production toujours croissante de déchets » : de 2 millions de tonnes de plastique par an dans le monde en 1950 à 380 millions en 2015. Par analogie, recourir à la géo-ingénierie induirait un cercle vicieux aux horizons funestes : pourquoi s’alarmer des conséquences d’un mode de vie fondé sur les énergies polluantes si l’on peut diminuer la température à court terme, à coups d’épandages chimiques ? Mais une civilisation accro à la géo-ingénierie est-elle souhaitable, si c’est au risque d’un péril que l’effet rebond pourrait rendre cataclysmique ?
Comme le souligne à Politico Lili Fuhr, de la fondation Heinrich Böll (think-tank écologiste), « tant que nous discutons de géo-ingénierie, nous laissons d’autres options de côté » : alternatives aux énergies fossiles ou au modèle agricole de la monoculture, par exemple. Contre l’occupation médiatique ou la censure de certains savoirs, le sociologue David Hess rappelle dans Undone Science (2016) que citoyens, journalistes et communautés peuvent identifier la science « interdite » et inciter la recherche scientifique. Alors, tous à nos relevés pluviométriques pour scruter les épandages chimiques ? D’ici là, cultivons notre jardin, comme le suggérait Voltaire : qu’il soit intellectuel ou fleuri, ne le laissons pas en friche à quelques uns, flairons plutôt les honnêtes controverses et les justes causes écologiques.