Exigence

À quel moment en exige-t-on trop de soi-même, et surtout des autres ? L’exigence doit savoir exactement quoi attendre d’autrui pour ne pas sombrer dans un perfectionnisme maladif. Explications avec Aristote… et Claude François.

Comparons deux situations. Dans la première, vous présentez un PowerPoint à votre chef, il vous signale qu’il manque un ou deux chiffres parlants pour étayer votre propos, et vous sentez bien qu’il a raison. Dans la seconde, il déboule un vendredi à 17 heures pour vous demander de produire des versions anglaise et allemande de la même présentation d’ici à lundi, au cas où celle-ci aurait vocation à être montrée à d’hypothétiques partenaires étrangers – bien que ceux-ci ne se soient encore jamais manifestés. Dans les deux cas, on parle d’« exigence ». Elle apparaît tantôt comme l’attitude de l’individu zélé qui ne se contente pas d’un travail moyen ou bâclé, tantôt comme le trait de caractère du psychorigide qui tire sur la corde. En matière d’exigence, tout est affaire, semble-t-il, de mesure et d’appréciation. Mais où placer le curseur ? N’est-ce vraiment qu’une question de degré ? Comment faire la différence entre le « sévère-mais-juste » et l’autoritarisme arbitraire ?

 

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Au quotidien, le chef exigeant tient incontestablement le mauvais rôle. S’ils impliquent trop d’efforts dont j’estime qu’ils n’en valent pas la peine, je considèrerai ses desiderata comme des caprices. Pourquoi se torturer avec ces détails ? Le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ? Cependant, quand on considère que l’exigence est « mal placée », c’est souvent pour désigner non pas un excès d’ambition mais des objectifs qui sont eux-mêmes absurdes. C’est à partir du moment où je considère une mission comme farfelue ou déraisonnable que je me pose des questions sur le perfectionnisme de la direction : est-ce bien nécessaire ? 

 

“André Comte-Sponville définit l’exigence comme ‘le contraire de la veulerie (s’agissant de soi) ou de la complaisance (s’agissant d’autrui)’

 

Si l’exigence porte sur des tâches inutiles, on lui intentera un procès en illégitimité. Pourtant, si elle émane d’une autorité respectée, l’exigence peut être non seulement perçue comme justifiée par les impératifs de la productivité, mais aussi accueillie avec une certaine gratitude. Le chef la verra comme un antidote au laxisme ; le salarié, lui, l’appréciera parfois comme un remède à la fumisterie qui peut s’avérer salutaire non seulement pour l’entreprise, mais aussi pour lui-même. On rejoint ici la définition qu’en propose André Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique [2003 ; réédition 2013] : « Un désir confiant et résolu, qui ne se résigne pas au médiocre ou au pire. C’est le contraire de la veulerie (s’agissant de soi) ou de la complaisance (s’agissant d’autrui) ».

Car l’exigence est toujours double : c’est celle de mon chef, mais aussi la mienne. Et, bien souvent, elle résonne avec ma propre ambition. Étrangement, il y a un réel plaisir d’obéir à la contrainte, dont chacun sait au fond de lui qu’elle peut être diablement féconde. Comme le formule Aristote : « la vertu a toujours pour objet ce qui est le plus difficile, car le bien est de plus haute qualité quand il est contrarié » (Éthique à Nicomaque). L’on apprécie d’autant mieux son travail, une fois celui-ci accompli, que l’on s’est montré exigeant – en redoublant d’efforts – à son endroit.

 

Ni Bisounours ni adjudant-chef

En un sens, l’exigence se présente comme un contrepoint utile à une autre valeur en vogue : la bienveillance. Aujourd’hui, les entreprises entendent combiner l’objectif de performance avec celui de l’épanouissement du collaborateur. Mais gare à la tentation de la complaisance ! Il n’y a rien de plus démotivant pour un salarié qu’un défaut d’exigence. Un manager qui n’en demande pas assez renvoie une mauvaise image de lui-même à son collaborateur en lui laissant entendre qu’il ne croit pas en ses capacités.

 

“L’exigence est bienveillante quand elle respecte la conscience professionnelle de l’individu… et sa propre exigence envers lui-même”

 

Pire : il peut exiger de lui qu’il renonce à sa propre volonté de produire un travail de qualité en lui imposant des cadences trop rapides et des objectifs quantitatifs qui impliquent justement de revoir son exigence au rabais. Dans Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques sociaux le psychologue Yves Clot rappelle à quel point la réalisation d’une tâche exigeante conforte l’estime de soi et, partant, fonctionne en réalité comme un antidote contre le stress. Tout travail bien fait engendre plaisir et fierté, alors que la souffrance au travail naît trop souvent non pas d’une exigence accrue, mais d’un sentiment de devoir bâcler son oeuvre. Au fond, l’exigence peut être bienveillante à cette condition : qu’elle respecte la conscience professionnelle de l’individu et… sa propre exigence envers lui-même !

 

Connais-toi toi-même

Pour éviter le double écueil du perfectionnisme et de la démotivation, la juste exigence serait à trouver en tâtonnant. Elle relèverait d’une sagesse quotidienne, qui ne tombe ni dans le « trop », ni dans le « pas assez ». C’est dans une telle dialectique de l’excès et du défaut qu’Aristote situe la vertu. Dans l’Éthique à Nicomaque, le philosophe grec rappelle que « le vice a pour caractéristique l’excès et le défaut, et la vertu la médiété ». Plus précisément, la vertu est « une médiété entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut ». Dans cette perspective, l’exigence est une vertu à cultiver pour autant qu’elle se présente comme un juste milieu entre le rigorisme et le laxisme.

Mais pour avoir les bonnes attentes envers un individu, il faut connaître ce qu’il peut, savoir exactement quoi lui demander pour ne pas le sur- ni le sous-estimer. C’est l’enjeu délicat de l’exigence envers autrui : au fond, elle ne peut pas se passer de la connaissance des individus auxquels elle s’applique. Elle doit suivre le mot d’ordre qu’énonce Spinoza dans son Traité politique – « Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre ».

 

Concertez-vous !

Pour le manager qui confie une mission à son collaborateur, cela suppose un certain nombre d’interactions. Dans Le Pouvoir dans les organisations (1983), le théoricien canadien du management Henry Mintzberg préconise d’assortir toute mission de critères clairement définis, lesquels critères « doivent être mis en place en coopération avec ceux qui doivent les appliquer ». Il enjoint également, a posteriori, de faire « un fréquent retour d’information aux personnes engagées ». La concertation préalable et le feedback doivent aider tout un chacun à s’y retrouver, à comprendre ce que je peux attendre d’un collaborateur ou ce qu’un manager attend de moi.

 

“De même qu’il y a une hauteur idéale où placer la barre pour chaque perchiste, il semblerait qu’il y ait une cible de profit optimale pour chaque division d’une entreprise”

– Henry Mintzberg, théoricien du management

 

Et ce qui est valable pour les individus l’est aussi pour les organisations. Dans son ouvrage déjà cité, Mintzberg note que « le niveau de difficulté auquel correspondent les cibles influence le comportement ; les efforts déclinent quand ces cibles sont trop faciles ou trop difficiles à atteindre. En effet, de même qu’il y a une hauteur idéale où placer la barre pour chaque perchiste, il semblerait qu’il y ait, théoriquement, une cible de profit optimale pour chaque division ou unité d’une entreprise ». Valeur médiane par excellence, l’exigence doit chercher l’excellence dans la formulation d’objectifs adaptés à l’entreprise toute entière, ou à l’équipe dont elle fixe les priorités.

 

Jouez-la comme Claude François !

Il serait pourtant illusoire de vouloir ramener l’exigence à une sorte de juste niveau à atteindre, comme s’il existait une jauge pour pouvoir précisément fixer la limite de la quantité d’efforts à ne pas dépasser. Car l’excellence n’est pas nécessairement à chercher dans un horizon lointain, dans un surcroît ou un surplus. Elle peut se trouver dans la recherche du milieu, voire dans une façon de viser la simplicité. C’est ce qu’a cherché à montrer Philippe Chevallier. Dans son essai La Chanson exactement. L’art difficile de Claude François (2017), le philosophe fait du célèbre chanteur populaire un maître de la « forme moyenne ». Dans Belles, belles, belles ou Alexandrie Alexandra, on ne trouve ni digressions ni tentatives aventureuses, mais quelque chose sonne pourtant diablement bien. Ça fonctionne. Cette efficacité, Claude François l’obtient par un effort pour se tenir au juste milieu, pour n’aller ni trop d’un côté (le chef d’œuvre de l’extrême) ni de l’autre (la nullité), pour que chaque chose soit à sa juste place.

 

“Le moyen peut être le médiocre, mais aussi l’excellent, note Philippe Chevallier en relisant Aristote… et en écoutant ‘Cloclo’”

 

Le moyen peut être le médiocre, mais aussi l’excellent, note Philippe Chevallier en écoutant Cloclo… et en relisant Aristote : « Le moyen terme n’est pas seulement un milieu, mais aussi un sommet si on le regarde du point de vue de l’action humaine : toute disposition, librement acquise, qui réussit à se tenir à distance des extrêmes et à demeurer en ce point d’équilibre est une ligne de crête ». Ainsi en va-t-il au sein de l’entreprise où, à force de travail, de diagnostic et d’interactions interpersonnelles, nous pouvons atteindre ce point où, selon les mots de Philippe Chevallier, l’on pourra « se reposer sur soi, mais un soi redoublé, devenu sa propre et intraitable contrainte ». Un point d’équilibre, donc, qui fera bien voir qu’exiger d’autrui, c’est en même temps toujours exiger de soi-même, et toujours avoir préalablement diagnostiqué la justesse.

 

Photo : © FancyCrave/Unsplash
23/04/2019 (Mis à jour le 27/03/2023)