La maîtrise du français et de ses subtilités joue, aujourd’hui encore, un rôle décisif dans une carrière. Trop, peut-être ? Sans remettre en question l’importance des normes communes, certains linguistes proposent d’adopter une posture moins scolaire, plus critique et pourquoi pas réformatrice.

« Pourquoi il est urgent de mettre à jour notre orthographe ». C’est le titre d’une tribune parue dimanche 15 octobre 2023 dans Le Monde. Un collectif de linguistes, d’écrivains ou encore de philosophes dénonce des règles d’écriture en décalage avec la réalité et l’évolution des usages. « On estime qu’entre les XVIIe et XIXe siècles, la moitié des mots ont vu leur graphie changer au fil des réformes, rappellent-ils. Depuis, plus rien, alors que la plupart des langues européennes mettent à jour leur orthographe régulièrement, pour accompagner leur évolution. » Les signataires plaident pour une application plus systématique des rectifications orthographique adoptées en 1990, restées le plus souvent lettre morte.

 

“Un recruteur sur deux écarte une candidature lorsque le CV ou la lettre de motivation comprend beaucoup de fautes”

 

La question se pose également dans le monde du travail, où les fautes d’orthographe seraient un frein important aux évolutions de carrière. Selon un sondage OpinionWay pour l’application Mon coach Bescherelle publié en 2019, un recruteur sur deux écarte une candidature lorsque le CV ou la lettre de motivation comprend beaucoup de fautes. Idem pour l’évolution de carrière : 15 % des employeurs déclarent que la promotion d’un collaborateur peut être freinée si son niveau d’expression écrite est faible. D’après un baromètre Voltaire-Ipsos de 2021, près de neuf employeurs sur dix estiment que « la maîtrise de la langue française est une compétence prioritaire dans leur secteur dactivité ». Un jugement partagé par beaucoup de responsables RH et relation clients, qui estiment qu’une mauvaise orthographe nuirait à l’efficacité, à la productivité ou encore à la crédibilité de leur boîte.

D’après la chercheuse Christelle Martin Lacroux, autrice d’une thèse en sciences de gestion sur l’évaluation des compétences orthographiques dans le recrutement, l’orthographe préoccupe davantage les entreprises, car l’écrit prend une place croissante dans de nombreux secteurs d’activité. Le développement des outils numériques et du travail à distance pousse les employés à s’envoyer davantage de mails, messages et textes de synthèse.

 

Bon en orthographe, donc sympa ?

En outre, un CV ou une lettre de candidature donnent une image plus générale d’un candidat. Dans un article issu de sa thèse, la chercheuse explique que les recruteurs imaginent toujours d’autres qualités que les compétences à partir d’un dossier de candidature : personnalité, tempérament… Ces qualités « sont variées puisquelles relèvent à la fois de compétences générales (compétences de communication), daptitudes cognitives, de traits de personnalité (caractère amical et sympathique). Ces attributions permettent ensuite aux recruteurs de formuler des prédictions sur le comportement, lemployabilité et la performance futurs des candidats une fois en poste. » Les fautes d’orthographe sont perçues comme trahissant un manque de professionnalisme, voire d’intelligence, tandis qu’un texte rédigé sans erreur donne l’image d’une personnalité agréable… Si ces amalgames sont critiquables, ils sont néanmoins assumés par de nombreux cadres et dirigeants.

« La compétence orthographique pourrait représenter une compétence particulière, poursuit Christelle Martin Lacroux, pas simplement technique, mais intégrant également une part de savoir-être (la faute d’orthographe apparaissant comme un manque de rigueur). » Lorsqu’on laisse traîner une faute isolée, celle-ci reste relativement inoffensive : d’après un sondage du cabinet de recrutement Robert Half en 2013, seuls 8 % des employeurs – tous secteurs confondus – excluent un candidat quand le CV contient une seule faute. Mais dès que le nombre augmente, le couperet tombe : 44 % d’entre eux rejettent la candidature dès deux ou trois fautes.

 

“Le dossier le mieux noté par les recruteurs est bien celui qui combine une expérience importante et une absence de faute”

—Christelle Martin Lacroux, docteure en sciences de gestion

 

Ensuite, toutes les fautes ne se valent pas. Un erreur d’accord comme « elle est tombé » est jugée plus grave qu’une évidente coquille, comme « permier » au lieu de « premier ». Par ailleurs, le niveau de français reste un élément parmi d’autres dans une candidature. Au final, « le dossier le mieux noté par les recruteurs est bien celui qui combine une expérience importante et une absence de faute », note la chercheuse.

 

Insécurité linguistique et glottophobie

Du côté des candidats, ces jugements sur la maîtrise de l’orthographe alimentent ce que des spécialistes en sciences du langage appellent une « insécurité linguistique ». Dans une chronique sur France inter, la chercheuse Laélia Véron rappelle la définition qu’en donnait William Labov, à l’origine de ce concept : une crainte de mal s’exprimer, à l’oral ou à l’écrit, pouvant entraîner des stratégies d’évitement ; on renonce à utiliser certains mots voire à prendre la parole, ou en l’occurrence, à postuler pour un emploi. À l’origine, la notion d’insécurité linguistique renvoie surtout aux discriminations frappant certaines façons de parler – ce que le linguiste Philippe Blachet appelle la « glottophobie ». À cause d’un accent qui n’est pas parisien ou de l’usage de tournures régionales (comme « je vais y faire » au lieu de « je vais le faire »), des locuteurs sont perçus comme moins intelligents ou peu rigoureux, quand bien même leur usage du français serait légitime.

 

“Les personnes ayant des troubles dys subissent plus de préjudices en France qu’en Italie, en Espagne ou encore l’Allemagne”

 

Aujourd’hui, la glottophobie est critiquée, et on peut difficilement rejeter une candidature au prétexte d’un accent régional trop prononcé. Mais il n’en va pas de même pour la discrimination orthographique. Or, si ces erreurs peuvent témoigner d’un manque d’attention voire de rigueur, le rejet n’est pas toujours rationnel pour autant. Associer la maîtrise de l’orthographe à un « caractère amical et sympathique » ou à une meilleure « performance » témoigne par exemple d’une confusion, tout comme le fait de juger peu intelligent quelqu’un faisant des fautes. En réalité, une personne peut laisser des erreurs à l’écrit parce qu’elle estime que cela n’est pas important, que le fond est plus crucial que la forme ; elle peut aussi ne pas avoir le français comme langue maternelle, ou encore subir certaines formes de dyslexie, etc.

Ce dernier cas de figure est particulièrement saillant en France. En 2020, un étudiant multidys (dyslexique, dysorthoraphique, dyscalculique, etc.) a attaqué une école d’ingénieurs en justice pour « discrimination », son handicap n’ayant pas été pris en compte lorsqu’il a passé le concours d’entrée. De nombreuses études comparatives montrent en outre que les personnes ayant des troubles dys subissent plus de préjudices en France qu’en Italie, en Espagne ou encore l’Allemagne. Dans les pays où l’orthographe est plus transparente, proche de l’oral et cohérente, elle est également plus facile à utiliser, même lorsqu’une personne a davantage de difficultés que la moyenne.

 

“[Notre orthographe] est un recueil impérieux ou impératif d’une quantité d’erreurs d’étymologie artificiellement fixées par des décisions inexplicables”

—Paul Valéry, poète

 

Une vache sacrée ?

À contre courant des lamentations sur une supposée baisse de niveau, un collectif de « linguistes attéré·e·s » estime plus généralement qu’« il est devenu pratiquement impossible d’écrire sans faire aucune faute » (Le français va très bien, merci, Gallimard, 2023). Loin de représenter un patrimoine cohérent, respectueux de l’étymologie et de la logique grammaticale, l’orthographe est devenu au fil des siècles « un jardin absurde rempli d’herbes folles », résume l’un des coauteurs pour Mediapart. Le constat n’est pas tout à fait nouveau. « Labsurdité de notre orthographe, qui est, en vérité, une des fabrications les plus cocasses du monde, est bien connue, dénonçait le poète Paul Valéry, lors d’une conférence tenue en 1935. Elle est un recueil impérieux ou impératif dune quantité derreurs d’étymologie artificiellement fixées par des décisions inexplicables. » Les exemples ne manquent pas : « nénufar » n’a pas de raison d’être orthographié « nénuphar », puisqu’il vient du perse et non du grec. Garder le « c » de « aspect » et « respect » est étrange, dès lors qu’il a disparu de « objet » ou de « préfet ». Et pourquoi mettre deux « n » dans le verbe « donner », mais un seul dans le mot « donation » ?

Corrélativement, cette orthographe est devenue difficile à apprendre, car cela revient souvent à mémoriser par cœur des règles en décalage avec les usages quotidiens de la langue. Dans La Grande Grammaire du français (Actes Sud, 2021), des linguistes analysent les tournures en train de s’imposer à l’usage tout en étant considérées comme fautives. À l’oral par exemple, le « ne » de la négation est train de disparaître au profit d’un renforcement du « pas », comme dans la phrase « je peux pas le faire ». Dès lors, pourquoi refuser que cette forme soit correcte, y compris à l’écrit ? En l’absence de réforme de l’orthographe française depuis près de deux siècles – contrairement à ce qui a été fait la plupart des autres pays européens –, ce type d’évolution n’est  pas prise en compte. Une rationalisation de l’orthographe ne serait pourtant pas « une résignation à une baisse de niveau, concluent les linguistes attéré·e·s, mais bien une amélioration de notre système graphique dont l’application entraînerait une plus grande accessibilité de la langue écrite ».

 

“Plaider pour une réforme n’implique pas nécessairement de rejeter toute norme en matière d’orthographe”

 

La valeur de la norme

Plaider pour une réforme n’implique pas nécessairement de rejeter toute norme en matière d’orthographe : l’enjeu serait au contraire de redéfinir une norme commune. Dans un article sur « la double impasse du purisme et du relativisme », le chercheur Hervé Adami (qui ne fait pas partie des les linguistes attéré·e·s) rappelle que la norme a pour fonction sociale « d’élaborer une variété linguistique stable qui puisse servir de langue commune de référence ». C’est notamment le cas en France où l’unité de la langue est historiquement attachée à celle de la république et de la nation. Spécialiste de la formation des adultes en difficulté langagière, Hervé Adami insiste en outre sur l’importance d’enseigner les usages valorisés sur « le marché linguistique » et permettant une intercompréhension. « Je suis partisan de simplifier un certain nombre de choses et d’être plus tolérant face à certaines fautes. Écrire “suceptible” au lieu de “susceptible” ne me semble pas très grave… Mais ce serait démagogique de vous dire qu’envoyer une lettre de motivation avec trois fautes par ligne serait sans importance. » Dans le contexte français et en l’absence de réforme, respecter l’orthographe reste nécessaire pour les candidats souhaitant mettre toutes les chances de leur côté.

Aujourd’hui, tous peuvent en outre bénéficier d’outils permettant de se corriger : les correcteurs intégrés aux logiciels de traitement de texte ou les applications d’intelligence artificielle comme ChatGPT, par exemple. Non seulement ces dernières peuvent rédiger un CV et une lettre de motivation à partir des informations qu’on leur donne, mais elles peuvent corriger toutes les fautes et même donner un style plus formel à un texte par exemple. Dans ce cadre, les CV et lettres de motivation ne sont peut-être plus les bons outils pour évaluer une candidature… De leur côté, les recruteurs et les équipes de travail gagneraient à prendre conscience des angles morts de la politique linguistique française, à moins se focaliser sur l’orthographe et peut-être davantage sur le potentiel et les soft skills d’un candidat, afin de s’ouvrir à davantage de profils.

 

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16/10/2023 (Mis à jour le 18/10/2023)